Serge Daney et la joueuse de ping-pong.

Présentation d’un texte de Serge Daney, formidable lecteur d’image de cinéma (comme de télévision). Ce texte porte sur «Quelques gestes de Tokyo à Yamagushi», installation vidéo de Christophe Bargues dans le cadre d’une Expo sur le Japon au Centre Pompidou (1986).

Serge Daney l’avait rédigé à partir d’un des dix photogrammes de matchs de ping-pong filmés au Japon. Dans cet extrait numéro 5, il y tisse plusieurs fils : le fil rouge du sport (ici le tennis de table que Daney aimait – comme tout sport), le fil de la transmission (Le Maître, l’élève), le fil de la re-transmission (une image aux couleurs télévisuelles du noir et du blanc), le fil de la passion (entre accueil paisible et intranquillité). 

Serge Daney pensait le monde avec les propres outils qu’il s’était forgé. Bricoleur de génie, il éclairait notre Univers irréductiblement social et politique de son regard d’amateur. Pour lui, il y eut toujours à développer de toute urgence un regard critique sur les images. Les images – même celles résistantes à tout discours – ne l’ont jamais intimidé, ne l’ont jamais laissé sans voix.

Il rejoignait l’historien de l’Art Georges Didi-Huberman qui disait : «Il n’y a donc pas d’images qui, en soi, nous laisseraient muets, impuissants. Une image sur laquelle on ne peut rien dire, c’est en général une image qu’on n’a pas pris le temps — mais ce temps est long, il demande du courage, je le répète — de regarder attentivement. De se ré-inquiéter à chaque fois».

A la lecture du petit texte qui suit, on comprendra que Serge Daney savait mieux que quiconque transmettre au lecteur ce «gai savoir» dont nous parle Nietzsche : il nous aura appris à voir, à regarder.

«Cette femme fut championne du monde. Elle imprime au corps d’une autre femme un mouvement de balancier, presque un mouvement de tango. Ce geste réconcilie la vieille femme avec l’espace et avec le temps. Il se suffit à lui-même, ne semblant rencontrer la balle que par hasard, avec une régularité et un bonheur encore inexplicables. L’ancienne championne du monde a la patience d’une mère berçant son enfant. Sur son visage, difficile de lire autre chose que le sérieux pédagogique. Et pourtant, il y a dans ce tango ralenti une émotion qui excède la transmission indifférente d’un savoir acquis à quelqu’un qui, visiblement, n’en fera rien. Il y a de la passion.

L’ex-championne voue sa vie aux autres, fussent-ils vieux ou rhumatisants. Et s’il lui semble de son devoir de partager ce qu’elle a appris et de redistribuer ce qu’on lui a donné, le plus équitable des partages est celui qu’elle fera avec le premier venu ou la dernière de la classe. Équitable puisque ce simple mouvement de balancier, dans sa chorégraphie, en dit déjà long sur l’esprit du tennis de table, esprit qui veut qu’il n’y ait jamais de repos mais seulement des rythmes reposants.

On se trompe fort sur le sens d’un mot comme «compétition» dans le contexte japonais. La culture japonaise est surtout la liste des activités qui disqualifient le moins de gens. Qui restent elles-mêmes quel que soit l’âge ou le niveau de celui qui les pratique. Qui n’ont pas besoin d’être spécialisées pour produire du «style». Un sport comme le tennis de table est aussi une structure d’accueil : d’un seul geste, il arrime aux autres»(…).

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