J’ai lu « A l’Ordre du jour » d’Eric Vuillard, prix Goncourt.

Bertolt Brecht écrivait avec justesse : « Dire aux hommes politiques : « Ne touchez pas à la littérature » est ridicule mais dire à la littérature : « Défense de toucher à la politique » est inconcevable ». Après son 14 Juillet et avec son «L’Ordre du Jour», Eric Vuillard s’aventure une nouvelle fois dans le Politique. Pour ce qui est de savoir s’il s’est accouplé avec la littérature, je ne pourrais me prononcer. Je ne peux qu’ajouter que pour ma part, il y a trois sortes de livres : les mauvais, les bons et les grands. La troisième catégorie nous emporte toujours au-delà de nous-mêmes, nous transforme de fond en comble, elle occasionne brûlures et cicatrices à vie.

S’il faut quand-même avancer un avis-BiBi sur le livre d’Eric Vuillard, pourtant porté au pinacle par le Comité Goncourt, il n’intégrerait pas la catégorie 3.

Petit livre par le nombre de pages (à peine 150 calibrées 10x19cm), «L’Ordre du Jour» se découpe en 15 chapitres qui ont pour objectif de rapporter des épisodes de la période nazie, scènes peu mises en avant (ni par l’histoire politique, ni par la littérature).

Premier parcours : nous sommes le 20 février 1933, 24 barons de la grande industrie allemande sont réunis dans le petit Salon du Reichstag. Ils attendent Hitler et son sous-fifre Goering pour leur refiler tout l’argent qu’ils demandent en vue des élections qui auront lieu le 5 mars. Episode ordinaire pour les Krupp, Wilhem Von Opel qui continuent de vivre aujourd’hui 2017 via leurs Cartels (Opel, Agfa, BASF, Bayer, Allianz, Siemens, Telefunken, IG Farben etc). L’ordre du jour ne ressemble donc en rien à l’inscription («Délivre-nous du mal») gravée à l’entrée de la salle.

Dans les chapitres suivants, Eric Vuillard va s’attarder en détail sur la rencontre entre Hitler sûr de son fait et Schuschnigg, poule mouillée autrichienne, réunion au sommet qui débouchera sur l’Anschluss. Au Président Miklas qui se ralliera à sa position, Schuschnigg écrira : «Nous avons décidé d’ordonner à nos troupes de n’offrir aucune résistance». Brave Schuschnigg qui pourchassa et mit en prison tout ce qui était jusque-là socialiste et progressiste. Brave Schuschsnigg qui finit sa carrière paisiblement en «professeur modèle de l’Université catholique de Saint-Louis (USA)».

Ensuite nous suivons le déroulement de la soirée londonienne à Downing Street où étaient présents Von Ribbentrop (ambassadeur allemand), Halifax et tout un tas d’invités anglais aveugles devant les dangers qui s’annonçaient.

Eric Vuillard, d’une plume toujours précise, avance à petits pas : il parle du rire de Goering, de l’embouteillage des Panzers de l’armée du Reich (des ennuis mécaniques des blindés sur la route de Vienne, épisode alors caché à la population pour ne pas détruire le mythe de l’Armée invincible).

Autres chapitres : une visite à l’Hollywood Custom Palace (Los Angeles) où sont inventoriés – bien avant la fin de la guerre – les costumes nazis. Une réflexion sur l’abandon de la Tchécoslovaquie avant de finir sur le «gâteux et incontinent» Gustav Krupp, ce bonhomme dont on voit le portrait sur la couverture.

A la lecture, mes premières impressions se portent sur un autre raconteur d’Histoire(s) que j’écoutais parfois sur une radio périphérique. Le ton était juste, le suspense garanti, l’ébahissement était de mise devant le développement et la chute de l’histoire. C’était le ton Pierre Bellemare. Mais ici, différence quand-même, nous ne côtoyons pas les bas de l’échelle avec ces criminels minables, des déjantés d’un jour, des killers psychopathes mais le Haut du pavé : la partie la plus concentrée du Capital allemand qui a hissé au sommet les Chefs politiques de la Terreur nazie.

Autre impression à ce patchwork de Vuillard : je me suis étonné qu’il ne dise à peu près rien (ou peu) sur la France (hormis trois mots sur le Président d’alors Albert Lebrun, homme de la famille De Wendel).

«Le ton monta à mesure avec la France et l’Angleterre» (Novembre 1937 p.27) On pourrait renvoyer Eric Vuillard aux travaux incontournables d’Annie Lacroix-Riz qui démontre tout à fait le contraire. La grande bourgeoisie aidée de son personnel politique ne resta pas du tout les bras croisés. Comme tout impérialisme, le français était en concurrence ET en collaboration directe avec l’allemand. Ceci bien avant le 10 juillet 1940. Albert Lebrun, pantin du surpuissant Comité des Forges, n’est pas du tout comme il est écrit : «aveugle et sourd», uniquement préoccupé par «ses décrets sur la loterie» (p.125). C’est là un Vuillard faiblard qui réduit la France et toute cette époque à la «braderie des personnalités» comme celle de Tino Rossi aux Galeries Lafayette. Il écrit encore que LA France, toute à une pseudo-désinvolture, fait de «beaux rêves» et que «TOUT LE MONDE s’en fout».

Les grèves de l’époque (1938), la répression ouvrière féroce, l’interdiction du PCF, les attaques contre les salaires, les largesses faites par le grand patronat français au grand Capital allemand avec des alliances secrètes où sont concernés beaucoup des 24 bonhommes du chapitre 1 etc, de tout cela rien, pas un mot (même en passant).

J’aurais rêvé qu’Eric Vuillard entrât dans d’autres détails, dans d’autres épisodes et qu’il le fasse avec sa plume subtile. Car, c’est entendu, il faut parler et reparler de l’Allemagne nazie. Mais à part l’épisode anglais avec la réception donnée par Halifax, il n’est rien écrit des rapports entre cet Impérialisme et les autres, rien écrit sur leur interdépendance. Le récit de Vuillard n’est centré que sur l’Allemagne forte, isolée, écrasant tout.

Alors voilà quelques exemples que, peut-être, utilisera t-il pour un tome 2 ? Voilà des épisodes qui auraient eu, à les écrire, de toutes autres répercussions, à la fois dans le milieu littéraire (celui de BHL et de Raphaël Glucksmann nommé au Magazine Littéraire) et dans le milieu de la canaille politique (LR, FN et autres).

  1. Les dîners entre l’ambassadeur français en Allemagne Antoine François-Poncet, chien de garde du Comité des Forges (De Wendel) si gentil avec Hitler et ses sbires dès 1933.
  2. Eugène Schneider, patron surpuissant (Comité des Forges du Creusot), maître de la très française Tchécoslovaquie, cédant avec joie ses usines Skoda (voitures, acier et armement) à… Gustav Krupp (celui qui est sur la couverture du livre de Vuillard).
  3. De Louis Renault photographié devant ses chars livrés aux Allemands et serrant la main d’Adolf Hitler en 1939.
  4. De Henri Vuitton tout fiérot dans sa galerie-marchande vichyssoise située au rez-de-chaussée de l’Hôtel du Parc, paradant à Vichy avec les hautes autorités allemandes, offrant 5000 bustes de Pétain aux administrations pétainistes.
  5. De l’emploi du temps de René Belin, n°2 de la CGT (réformiste) qui fut la taupe des Patrons français pendant de longues années avant d’intégrer l’équipe Pétain.
  6. Ecrire sur la journée du 6 décembre 1938, avec la visite en France du même Joachim Von Ribbentrop qui signa la Déclaration d’amitié franco-allemande avec son homologue français Georges Bonnet.
  7. Un chapitre sur les rencontres régulières de Cagoulards notoires avec Pétain alors ambassadeur à Madrid, en préparation de la chute de la IIIème République.

Mais Eric Vuillard (libre à lui) préféra s’arrêter sur les stratégies mortifères du Patronat allemand. Aurait-il eu si facilement le Prix Goncourt s’il s’était occupé des manigances, des manipulations, de la Propagande de la classe dirigeante française d’alors, des mensonges de la Presse (tenue en main par les De Wendel), toutes choses qui, dès cette époque ( les années 33 et suivantes), convergèrent vers le seul point : celui du choix de la Défaite ? J’en doute.

10 Responses to J’ai lu « A l’Ordre du jour » d’Eric Vuillard, prix Goncourt.

  1. Robert Spire dit :

    Il y a un livre d’histoire que je mets souvent « A l’ordre du jour »:
    « Dans ses conversations avec Marguerite Duras, François Mitterand lui conseille la lecture de Nationalistes et nationaux (1870-1940) comme l’un des livres les plus éclairants de Guillemin. Il y livre, en effet, l’essentiel de sa compréhension de l’histoire politique française depuis la Guerre de 1870 jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale : la droite est volontiers belliciste quand il s’agit de détourner le peuple de son propre sort, elle devient pacifiste et collaborationniste quand la menace populaire grandit. Le peuple, lui, est patriote quand l’ennemi envahit le territoire national, alors qu’il est, en profondeur, pacifiste et même internationaliste. » (site des Amis d’Henri Guillemin »)
    Si on gomme quelques aspects datés de la pensée de Guillemin, son bouquin reste passionnant sur la multitude des références et des portraits bien ciblés de ces personnages que l’historiographie nous présente généralement auréolés d’un prestige indu. (Mitterand a du apprécier en fin connaisseur de la fourberie politicienne)

  2. Claudine CHAPUIS dit :

    Salut Bibi,

    je ne peux pas dire que ton billet soit incitatif et me donne un peu plus d’enthousiasme pour lire le livre d’Éric Vuillard.
    (En réalité, je me demandais si je n’allais pas attendre qu’Actes Sud fasse une promo pour les « trois prix »:-))

    J’observe une chose qui me paraît étrange en ce moment et que j’appellerai hybridation des genres. Il y a des historiens qui écrivent l’histoire de façon littéraire et des romanciers qui font de la littérature avec l’histoire. Beaucoup d’écrivains voyageurs autoproclamés tels qui font avec la géographie du guide de voyage amélioré.
    Ça donne l’impression que chacun se libère des contraintes de la méthode, raison pour laquelle peut-être tu peux relever autant de manques dans le livre de Vuillard.

    C’est bien de se libérer des contraintes et de croiser les genres mais sous réserve que ce soit fécond, que ça apporte quelque chose de nouveau. Est-ce le cas dans ce livre ? Pour le moment, il ne suscite aucune appétence chez moi. Peut-être est-ce que la curiosité l’emportera, auquel cas je relirai ton billet.
    À bientôt.

  3. AgatheNRV dit :

    Ce que tu racontes de l’Histoire, je partage tes commentaires et tes sources (j’ai la chance de puiser dans les mêmes), par contre tu lui cherches des poux dans la tête à l’auteur.
    Il a choisi de faire un roman sur un moment, et honnêtement ne s’est pas gêné de citer Lafarge comme pire exemple à la radio. Pour un Goncourt contemporain, lui au moins sait écrire même si on ne peut parler de chef d’oeuvre (pas le cas des Goncourt attribués aux maisons d’édition par auteur interposé). Bref, il ne dénature pas l’histoire non plus

  4. BiBi dit :

    @ClChapuis @Agathe

    Oui il y a cette tendance avec l’hybridation des genres. Pourquoi pas ? On ne va pas discuter de savoir si c’est bien ou pas : ça existe dans le panorama littéraire donc on peut en discuter et critiquer (l’approuver ou non). Sur le style d’Eric Vuillard, c’est clair, posé, élégant, avec des interventions personnelles dans le texte. Mais ça ne me transporte pas. On lit avec trop grande distance. Je vois Eric Vuillard comme un observateur qui n’aurait pas cerné sa place dans ce qu’il observe.
    C’était un peu pareil pour son « 14 juillet ».
    Et c’est vrai que ça me rappelait les interventions de Pierre Bellemare.

    Enfin, je persiste et signe : je n’ai pas encore rencontré de grands romans sur les saloperies du Grand Capital concentré français. Peut-être vais-je m’y mettre ? :-))) S’il y a des lecteurs/trices qui peuvent me donner des indications de lectures là-dessus, je suis preneur mais hélas ça m’étonnerait. Pour l’instant, ce n’est que côté Historienne (les analyses d’Annie Lacroix-Riz qui sont passées honteusement sous silence) qu’on trouve son Bonheur.

    Mais, trêve de plaisanteries, il faut lire le bouquin d’Eric Vuillard… pour pouvoir dire ce qu’on en pense.

  5. BiBi dit :

    @Agathe

    Citer Lafarge à la radio, oui. J’applaudis. Mais tu sais comme moi comment il y a distorsion entre ce qu’on pense, ce qu’on dit et ce qu’on écrit. Quant à savoir s’il « sait écrire », c’est toujours un truc qui me questionne ce machin de « savoir écrire ». La langue française est majoritairement dominée par des discours aristocratiques (les belles-lettres, la belle langue française tout d’élégance, de raffinement aristocratique, avec ce poids terrible des oukases inconscients de l’Acacadémie française – on célèbre son Idole avec D’Ormesson -) que je suis toujours circonspect devant cette question.

    Et puis, comme l’écrivait Calaferte, je cherche des « livres qui me soulèvent ». Pas celui-là. Pas un mauvais livre non plus.Et comme le temps nous est compté, difficile d’être obilgé de se rabattre sur des « bons » livres et perdre son temps à rêver – seulement rêver hélas – de tomber sur des grands, de ceux qui ne vous font pas regretter d’être en vie.

  6. BiBi dit :

    @RobertSpire
    J’ai lu – jadis – ce bouquin d’Henri Guillemin, historien dont d’ailleurs Annie Lacroix-Riz rend hommage ( va sur son site, elle y intervient pour l’honorer). Il y a quelques mois, j’avais trouvé en brocante un petit livre de lui formidable qui s’intitulait : « Silence aux pauvres ». Chez Arléa. Oui formidable.

  7. Je l’ai lu et j’ai passé un bon moment de lecture, c’est bien écrit, ça fait sens et ça rappelle certaines choses sur le capitalisme . C’est déjà pas mal.
    Aussi, je te trouve trop sévère avec lui, comme tu l’as été avec son 14 juillet qui avait le mérite donner vie au peuple révolutionnaire.
    En l’espèce, il a fait un choix qui n’est pas celui de l’exhaustivité sur cette periode. Il a concentré son récit sur l’annexion de l’Autriche et ses dessous, en particulier le rôle peu reluisant d’une classe politique traditionnelle, du capital germanique et des autres puissances européennes, France et Angleterre.
    Certes, le cas de la France est à peine effleuré… mais il donne matière, à mon sens, à regarder dans cette direction. C’est d’ailleurs ce que j’apprécie aussi dans son récit. Aucune lourdeur. Aucune thèse. Aucune démonstration. Mais, l’essentiel est dit. Tu aurais pu aussi reprocher son silence sur l’Italie fasciste.

    Et sinon pour rebondir sur les commentaires, j’estime que les écrivains ont tous les droits et notamment de s’approprier l’histoire à l’instar de Rousset avec Les jours de notre mort ou Hilsenrath avec Nuit ou Le barbier et le nazi.

    Du côté des auteurs français, il faut peut-être regarder vers certains romans noirs ?

  8. Robert Spire dit :

    En ce moment l’ordre du jour, c’est Silence on enterre! Dites du bien de Jean d’Ormesson, « l’Egaré » qui nous égare et de Johnny Hugo, ou taisez-vous à jamais! « Les maîtres ont encore une âme de valet. » chantais l’autre Jean…Plus que jamais, hélas.

  9. BiBi dit :

    @despasperdus

    « bien écrit » ? Je suis dubitatif devant ce « bien écrit ». D’Ormesson écrit bien. Virginie Despentes écrit-elle bien ?
    Ce livre n’est pas un mauvais livre.

    Il entre dans le politique (et ce n’est pas rien avec Hitler et le fascisme). Pas de vision sur les impérialismes (leurs accords ET leurs concurrences, c’est comme ça que ça marchait entre eux)faisant passer Albert Lebrun (pantin des De Wendel) pour un dilettante, un insouciant. Pffft, quelle légèreté. Désolé mais une partie de l’essentiel n’est pas dit (écrit).

    Enfin, j’ai cette impression (après le 14 juillet) qu’il suffit dorénavant d’aller aux archives, choisir un passage dans l’histoire politique (jamais hélas de passages puisés dans l’histoire économique et de son personnel) pour faire du récit (de la récitation certes bien torchée avec écriture élégante).

    Pour le reste : droits imprescriptibles dela fiction. Et… droits de la critique.

  10. Buster dit :

    super

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