Des détails qui tuent. (A propos de « L’Amour est un Crime parfait » des Frères Larrieu).

 Larrieu

«Explorer l’anodin» écrivait l’écrivain (suisse) Robert Walser. Beau programme qui rejoint celui d’un Docteur viennois qui débusquait derrière les plus petits détails des affaires de la plus haute importance. Je ne pensais pas du tout à cela lorsque débuta le film «L’Amour est un crime parfait» des frères Larrieu. Avant de payer ma place, j’avais juste lu le portrait des deux frères dans un article de Libération. Le journaliste-interviewer rapportait qu’Arnaud et Jean-Marie Larrieu n’avaient eu «aucun souvenir de rivalité, ni même de conflit», insistant même : «leur mémoire est commune et leurs propos ne se contredisent pas. Ils font tout pareil». Tout pareil. L’un égale l’autre. L’un se fond en l’autre et vice-versa. Deux frères, une seule parole. Des films en commun, comme «un», «sans souvenir de rivalité».

Et moi qui croyais naïvement que le pire dans la vie était de rencontrer son double parfait.

Affiche,  L' Amour est un crime parfait

Au terme du premier quart d’heure.

Au bout du premier quart d’heure du film, je notais simplement un petit détail. Marc (Mathieu Amalric) entre dans le hall de l’immeuble où vit Richard (Denis Podalydès) et inspecte les boites aux lettres. Au milieu des noms des occupants, j’aperçois ceux, conjoints, de «Godard Straub». Vit donc dans ce même immeuble (dans cette même famille des Cinéastes) un autre couple de cinéastes (l’un maudit dans sa glorification, l’autre dans son anonymat). Curiosités supplémentaires : le film des frères Larrieu se passe à Lausanne, ville toute proche du village de Rolle où réside précisément Jean-Luc Godard. Je me souviens aussi que Jean-Marie Straub faisait lui aussi couple (comme les Frères Larrieu) avec Danièle Huillet.

Soixantième minute du film.

Après tout, avec ces détails «anodins», j’aurais du en rester là mais trois-quart d’heure plus tard, bis-repetita : Marc (Mathieu Amalric) s’aventure cette fois-ci chez la mère de Barbara (Maïwenn), s’attarde dans le hall, inspecte les boites à lettres et, ô surprise-bis, les deux noms des cinéastes «Godard Straub» y figurent (cette fois-ci en position dernière). Ce deux à répétition, cet entre-deux, ce sont justement les thèmes persistants qui s’entrecroisent chez Godard. Gilles Deleuze l’avait bien remarqué en écrivant : «Ce qui compte chez [Godard], ce n’est pas 2 ou 3, c’est ET, la conjonction ET. L’usage du ET chez Godard, c’est l’essentiel. C’est l’important parce que notre pensée est plutôt modelée sur le verbe être, EST. […] Le ET, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière». Le lac, la montagne. La Suisse, la France en face. L’hiver, le rêve de Printemps. Sans oublier que les frères Larrieu sont du pays(age) pyrénéen (France/Espagne).

Il y a donc de la frontière.

Amalric et Forestier

Et la frontière, c’est une épreuve. Une épreuve de séparation. Et la séparation, c’est le conflit, la rivalité pour se construire. Pas comme chez les Larrieu qui «font tout pareil». On se dit qu’on doit bien les croire. Sauf qu’ils ont peut-être déplacé cette rivalité ailleurs : de frèreS (Arnaud/ Jean-Marie) contre d’autres frèreS (Godard/Straub). Dans leur film, les Frères Larrieu jouent d’ailleurs constamment avec ce thème et ils le démultiplient en jouant des deux côtés des frontières. Exemples : Altitude/vs niveau zéro, vraie cigarette /vs fausse cigarette (électronique), frère/vs sœur en climat incestueux, vieux Amalric/vs jeune Forestier, maison sur pilotis entre eau et terre etc.

Deux phrases.

1. Dans le film, on cite un écrivain japonais : «Ce qui marque le plus une personne, ce ne sont pas tant ses expériences passées que les paysages dans lesquels elle a vécu». Je retiens que les paysages sont bien entendu géographiques mais aussi (et surtout) cinématographiques. Les frères Larrieu sont des cinéphiles avertis. Ils aiment le cinéma (par exemple : Luis Bunuel dont on voit un extrait avec L’âge d’Or).

2. Puis est venue résonner cette autre phrase que prononce Mathieu Amalric à une de ses élèves qui voulait devenir romancière. Il la dissuade : «Vous savez, c’est en sachant un jour que je ne serais ni Rimbaud, ni Baudelaire, en sachant que je ne deviendrais jamais un grand écrivain que tout à coup je me suis senti libéré».

Godard et Straub, non des frères mais des papas.

Straub Godard

Alors tout s’est éclairé (pour moi) : les Frères Larrieu admirent à juste titre Godard (et Straub) jusqu’à en être fascinés. Tellement fascinés que, de concert, ils se doivent de les tuer… de les tuer en bons Oedipiens qui se respectent, oui tuer leurs pères/pairs (grands cinéastes) afin de pouvoir exister comme cinéastes. Et ce film n’est là que pour dire cette Opération. D’ailleurs les derniers mots du film le disent clairement, consciemment : «Non, pas cette Prison» murmure Mathieu Amalric qui ne veut pas de cette prison où Œdipe dessouda son père pour rejoindre sa maman (et se creva les yeux comme punition), pas de cette Prison dans laquelle le Nom des Figures tutélaires vous écrase à en être aveugle.

Le titre s’éclaire.

S’éclaire alors le titre de leur film : «L’Amour est un crime parfait». Ce titre dit l’Amour (qui peut éternellement être incestueux, qui peut être prisonnier de celui, massif et étouffant, de nos Ancêtres). Ce titre dit le Meurtre du/des pairs. Meurtre parfait certes mais… pour les frères/enfants Larrieu, tout commence.

Annonce d’un Printemps ?

Le Printemps est aussi très attendu dans ce film. Le Printemps où l’on peut être libre de ses mouvements, de sa gestuelle amoureuse/sexuelle. Printemps à l’opposé des difficultés de circulation en voiture, à pied, en raquettes. Réminiscence-BiBi : un jour, l’enfant demanda à Joseph Roth (écrivain autrichien) : «Pourquoi écris-tu, Monsieur?» Et le journaliste, homme de lettres, de répondre : «Pour hâter la venue du Printemps». Attendons donc impatiemment leur prochain film. Peut-être sera-t-il enfin leur… premier film ? Celui, non de la renaissance mais de leur naissance.

Oui, attendons cette arrivée du Printemps qui fait éclore les grands films.

One Response to Des détails qui tuent. (A propos de « L’Amour est un Crime parfait » des Frères Larrieu).

  1. BiBi dit :

    Deux jours après mon billet, je tombe sur un livre déjà lu de JB Pontalis et retrouve cet extrait que je m’étais empressé de souligner ( mais dont je n’avais gardé « aucun » souvenir…) :

     » Il est bien vrai, écrivait le psychanalyste-écrivain, que seule une extrême attention portée aux détails, à l’infime, au singulier, à l’inconvenant, bref à tout ce qui se situe dans les marges du ou en contradiction avec le consensus des pensées et des perceptions – et chacun de nous participe à ce consensus -, seule cette attention-là permet de découvrir le secret de fabrication du tout. Le détail : encore faut-il que, par un effet de déplacement, il se combine avec d’autres, à moins qu’un seul, par un effet d’extrême condensation que favorise le transfert, ce point focal, n’en englobe plusieurs ».

    Et JB Pontalis de citer Proust (« Là où je cherchais de grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails ») et Giacometti (« Vous n’arrivez au général qu’à travers le plus particulier possible ».

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