En compagnie des Spectres.

BiBi

Je ne sais qui sont Miley Cyrus, Ariana Grande, Taylor Swift, Kim Kardashian (je me suis rendu sur Google pour lire leurs fiches Wikipedia – quand elles existent). J’espère ne pas avoir écorné leurs noms starisés.

Du côté des acteurs et actrices, j’ignore aussi qui sont ces professionnel(le)s de la Culture dont on me parle quotidiennement, ces personnages (connus des autres, je dois le supposer), ces célébrités sur lesquelles s’étendent (se vautrent) les Médias. Ça vient de partout, ça s’incruste partout, du panneau de pub aux clips-vidéos d’artistes s’engageant dans l’Humanitaire, des incises télés pour Dior ou Bleu de Chanel aux invités de Laurent Delahousse. Quand, par exemple, je suis à Paris, il y a ces terribles, ils sont terribles, terribles et effrayants ces panneaux et affiches qui couvrent le moindre centimètre carré des couloirs du métro.

Du côté de la littérature, je suis tout aussi ignorant. Je devrais, je sais, je sais, je devrais lire Amélie Nothomb, Houellebecq, Gavalda, Christian Bobin (lui, ça fait longtemps, longtemps, je n’y suis plus revenu). J’ai pris le top des ventes pour me rassurer. Serais-je si ignorant ? J’ai donc fait un rapide inventaire : Giulia Enders, Mathias Enard, Joël Dicker, David Lagercrantz, Stieg Larsson. Attention, ne vous méprenez pas, je ne les critique pas. Comment le pourrais-je ? Moi, pas connaître eux. C’est qu’ils ne sont pas dans mon temps. Bon, je connais par contre Stéphane De Groodt pour l’avoir entendu parler et grommeler en live et je sais qui est Frédéric Lenoir. OK, ça n’a pas été un bonheur de lire ce dernier mais, obligé, c’était un cadeau.

Côté musical, j’ignore tout des sons actuels : Ludacris, Eminem, Tupac Shakur, j’ignore grandement ce Booba,  cette Fouine (il paraît qu’ils se cherchent, qu’ils se sont trouvé et que ça fait grand bruit), le Maître Gim’s, à peine Stromae (est-ce la bonne orthographe ?).

Côté TV, continent ignoré, surface encore plus grande : Cyril Hanouna (combien de N ?) pas tenu plus de deux secondes, Thierry Moreau, Jean-Michel Maire, Enora Malagré (Qui sont-ils ? Comment en sont-ils arrivés là ?). Avec C’est dans l’Air, ça s’arrête au générique. Si j’étais assidu, sur que je m’en ferais des amis tellement de fois qu’ils sont invités.

Feuille morte

Sachez que pour écrire ce billet de l’Inutile, il m’a suffi d’aller sur les sites d’Info. Page people de nombre d’entre eux. Sur la Tribune de Genève par exemple ce dimanche : qui est René Angelil (maintenant je sais à peu près), Rihanna (jamais écouté), Mos Def, Jennifer Lawrence. Question géographie, je ne saurais où placer exactement Ryad ou l’Érythrée sur une carte. La Centrafrique, ça doit exister en Afrique puisqu’on en parlait hier à la radio mais je n’en sais guère plus. Ou encore, s’obliger à lire Le Figaro.fr : qui sont donc Idris Elba, Queen Latifah, Viola Davis. Francisco Flores est mort. Dieu ait son âme si Dieu le veut. Il m’était inconnu ce FF.

18 juin

Avant que je me balade sur Google, j’ignorais qu’il existait un Centre national des indépendants et paysans (CNIP) et qu’un nouveau président y avait été élu, Bruno North. Je suis sur-informé mais j’ignore tout, je continue de ne rien savoir. Je vis constamment avec des Inconnus, des gens que je vois, à l’écran d’ordinateur, à l’écran de télévision, des gens, des têtes, des corps que je ne rencontrerais jamais. Finalement, je devrais les considérer comme des Fantômes, des Spectres. Ou plus exactement : des Vampires. Ils me pompent, ils m’aspirent, ils m’entourent, ils m’emprisonnent, ils me câlinent, ils me parlent. Des Spectres. Ils se présentent à moi sans que j’ai demandé quoi que ce soit. Ils s’imposent – à l’insu de mon plein gré (1. «A l’insu» je n’ai rien demandé encore une fois et 2. «de mon plein gré» : j’accepte tout, ballot que je suis. Plus connard, plus idiot que moi, y a pas). Je décide d’aller sur Le Monde, ce grand journal. Ses titres, manchettes font autorité, personne ne le contestera. Alors, voyons ça : qui est donc Richard MacGuire ? Qu’est-ce que l’Insead ? Je ne savais pas que Patrick Kron, ex-pdg d’Alstom, Michel Combes, ex-patron d’Alcatel, Bruno Lafont ex-pdg de Lafarge étaient partis avec pactoles à la clé.

Je vais finir par me dire non seulement que je ne sais rien mais que rien, rien ne m’intéresse. Comment me sortir de ces eaux torrentielles qui me submergent ? On ne peut pas lutter, c’est inutile, ça revient sans arrêt, ça vient «penser» à ma place. «Ma place» ? Je rêve, je n’en ai jamais eu autre que celle assignée. Et ça doit durer depuis que je me suis pointé au monde.

M le Maudit

Revenons-y justement à cet autre Monde. Que recouvrent ces initiales : MBA full time et Executive (à temps partiel). Mieux encore. Quoi ? Quoi ? HEC ? ESCP-Europe ? Essec ? EM Lyon ? Edhec ? Grenoble EM ? Hé bien voilà, faut se rendre à cette évidence indiscutable : je ne suis plus de mon temps, je suis ringard, bon à rien, en décalage très risible, largué, abandonné, seul avec mon ignorance et c’est bien fait pour moi. Bien fait pour moi. Je n’ai qu’à être comme les autres. Suivre The Voice par exemple, rire en regardant On n’est pas Couché, hocher du menton aux débats de Frédéric Taddéi, féliciter Augustin Trapenard pour tous les conseils Littérature qu’il me donne, applaudir à tout rompre les invités d’Ardisson (même si c’est Marine Le Pen), aller à Paris voir du théâtre Rive Droite, Rive Gauche. Me répéter aussi que Stéphane Guillon, Gaspard Proust sont de sacrés humoristes, qu’Alain Minc et Natacha Polony sont de sacrés débatteurs, que Finkielkraut mérite sa place au Panthéon (Ah ?Ah non ? ce n’est pas le Panthéon ?) etc.

Spectre

Car je n’ignore pas tout quand-même… même si j’ignore avec qui vit Clotilde Courau, avec qui Elsa Zylberstein fait couple, si Rachida Dati est avec Vincent Lindon (Tapez 1) ou Dominique Desseigne (Tapez 2) Mais si quelqu’un sait, y a de la place dans les commentaires du billet. Je ne sais pas non plus comment vit Elisabeth Depardieu, quel est le salaire de Yann Barthès, si Bolloré paye bien, qu’est-ce que fait maintenant Antoine De Caunes, qui est vraiment David Pujadas (Excusez si je ne vais pas sur le site Télé 7 Jours pour vous donner réponse).

Jegoun

Pourtant tous ceux-là, je les ai rencontrés. Oh pas de vraies rencontres ! Non, non, pas de vraies. Juste des images, des visages lointains, des destins qui, jusqu’à l’heure de ma mort, remplissent et rempliront ma vie. Car, oui, question vie, je vis comme ça. Et là-dessus, je n’ai qu’une idée, bien petite d’accord : ils se sont tous ligués, ils se sont tous soutenus pour faire de ma vie leur vie.

Et je suis devenu comme eux, comme leurs images omniprésentes. Je suis devenu un Spectre.

Et pas d’échappatoire, je vis, je continuerais à vivre parmi les Spectres.

13 Responses to En compagnie des Spectres.

  1. A quelques détails près, j’en suis au même point…

  2. Joëlle dit :

    Peut-on être un spectre ….et vivre tranquillement ? Sans se faire agresser ? …Je ne sais plus, tant d’agressions inutiles, je suis un spectre largué !

  3. Robert Spire dit :

    …Mais que fait James Bond ? 🙂

  4. Politpro dit :

    C’est rien du tout

    Nonobstant ta distanciation pleine d’esprit, je trouve le problème soulevé bien réel, et contre le désarroi induit par la surinformation des flux médiatiques tous azimuts, contre surtout les sentiments d’humiliation, d’exclusion, de dépassement, d’ignorance, d’obsolescence que les médiatiques patentés provoquent habilement par leurs réseaux de renvois et références autorisés pour capter, captiver, capturer et réduire ces flux dans les canaux idéologiques du pouvoir, je recommanderais de se rappeler le mot de Socrate repris et rendu à son véritable sens par Montaigne (« Que sais-je? »): « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». Non pas que Socrate, très savant quand à 70 ans il le prononça (dit Platon), ait été soudain pris du désir saugrenu (à moins qu’il ne fût sénescent) de se vautrer dans l’ignorance, mais qu’au regard du tout insaisissable tout ce qu’il pouvait savoir s’égalait à rien et que loin de le dispenser de chercher la vérité de tout, sa finitude lui enjoignait de ne cesser de l’aimer (philein).

  5. BiBi dit :

    @politburo
    Pour faire plus direct, j’écrirais une pensée-bibi (qui n’est pas loin d’un principe de vie décisif):
    « Plutôt du côté du Non-Savoir que de celui de l’Ignorance ».
    Merci pour ta lecture.

  6. Robert Spire dit :

    Les écrivains, les poètes, etc… (je parle des vrais créateurs) sont des malades, des névrosés qui ne participent pas au monde marchand, mais au développement de la connaissance. Les autres qui créent pour vendre un produit culturel sont des « faussaires », des vendeurs d’illusions du bien être commun.

  7. BiBi dit :

    @RobertSpire
    Bien d’accord. La différence avec avant, c’est qu’on est envahi aujourd’hui par des faussaires, des pseudo-machins, des pseudo-artistes-ecrivains (ou écrivains à la D’Ormesson) qui envahissent le Marché et veulent nous empêcher de faire les courses. Temps de l’assujettissement devant ces Epouvantaux ? Non. Temps de la Mascarade ? Oui. Mais avec nos petits poings et nos grands Auteurs, on va leur passer un de ces roustes à tous ces branquigols ! :-)))

  8. Robert Spire dit :

    « L’enfer du méchant est d’être réduit à vivre seul avec lui-même, mais c’est le paradis de l’homme de bien, et il n’y a pas pour lui de spectacle plus agréable que celui de sa propre conscience. » JJ Rousseau

  9. Politpro dit :

    @ Bibi

    Ta pensée-bibi condense à merveille ma laborieuse réflexion!
    Et cependant j’ai eu envie de la développer davantage quand ce que tu écris de cette prolifération d’images qui nous submergent et te/nous transforment en spectres m’a rappelé la thèse de Jean-Pierre Vernant sur l’image archaïque, l’image en tant que double et non pas encore représentation… dont le xoanon et le kolossos (qui permettaient de fixer le spectre, l’âme errante des Grecs morts sans sépulture notamment en terre étrangère) sont les exemples insignes qu’il analyse ; l’image-double (eidôlon) avant la fameuse image-copie (eikôn) de Platon dont l’idée serait le modèle idéal (quand, mauvaise mimêsis, l’image n’imite, ne redouble pas le sensible pour lui donner l’apparence illusoire du réel en soi…). C’est par toute cette théorie de l’idée que Platon trahit son maître Socrate (du moins peut-on le supposer), qu’il érige au principe du savoir un modèle qui pervertit le « (non-)savoir » socratique, le savoir fini et toujours à reprendre, en un simple préalable au savoir absolu, longtemps opposé aux images sensibles mimêtiques, jusqu’à ce qu’il se révèle à son tour (aux XIX et XXe s.) n’être qu’une telle image… Et cependant, malgré les avancées de la science, les alertes de la philosophie, leurs critiques respectives, les images ont continué à proliférer et à rivaliser pour gagner la place du modèle transcendant dont l’Histoire les avait affranchies. Mais aujourd’hui le trop d’images-modèles (des cultes de la personnalité – de feu le politburo – aux stars médiatiques et aux selfies) offre une situation subversive propre à un possible retournement… du moins pour ceux qui dans cette tempête « submersive » d’images, d’idéologies… se sentent devenir spectres… à la recherche de leur double et d’une terre où reposer.

  10. BiBi dit :

    @politburo
    Je te remercie pour ton com. Je ne suis pas suffisamment féru de Jean-Pierre Vernant et de ses travaux sur les Grecs pour pouvoir te suivre sur cet intéressant chemin. Je préfère bifurquer sur les travaux de Georges Didi-Huberman que j’ai découvert récemment, des travaux sur l’image que j’ai pu résumer dans un extrait reproduit dans un de mes récents billets dans un extrait en fin d’article…(14 gazouillis-Twitter )

  11. Polipro dit :

    @BiBi

    J’ai lu ton article d’images ouvertes, attachant, prenant, de ton excellente « Good Year » à ta joyeuse « Ecole buissonnière » qui fait la nique à notre spectralité. Et cependant je te trouve triste. Toujours. Oh j’entends tes raisons, tu dis bien pourquoi nous, les trahis, les détruits, les brisés, les morcelés artaldiens, sommes justifiés à l’être ! Et puis je pense à tout ce que Derrida a pu écrire dans l’entrelacement de la déconstruction, de la spectralité et de « l’hantologie » (http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0507291148.html) qui n’est pas non plus loin des travaux de Georges Didi-Huberman, si même ils ne se sont pas très bien compris l’un l’autre. Ne désespère pas dans la hantise aujourd’hui du spectre de Marx. Marx redivivus – sa dépouille stalinienne en moins ! Assume ton héritage, et ne m’appelle plus « poliburo » qui n’est ni mon pseudo ni mon idéal…

    « Personne, me semble-t-il, ne peut le contester : une dogmatique cherche à installer son hégémonie mondiale dans des conditions paradoxales et suspectes. Il y a aujourd’hui dans le monde un discours dominant, ou plutôt en passe de devenir dominant, au sujet de l’œuvre et de la pensée de Marx, au sujet du marxisme (qui est peut-être autre chose), au sujet de toutes les figures passées de l’Internationale socialiste et de la révolution universelle, au sujet de la destruction plus ou moins lente du modèle révolutionnaire d’inspiration marxiste, au sujet de l’effondrement rapide, précipité, récent des sociétés qui ont tenté de le mettre en œuvre au moins dans ce que nous appellerons pour l’instant, en citant encore le Manifeste, la « vieille Europe », etc. Ce discours dominateur a souvent la forme maniaque, jubilatoire et incantatoire que Freud assignait à telle phase dite triomphante dans le travail du deuil. L’incantation se répète et se ritualise, elle tient et se tient à des formules, comme le veut toute magie animiste. Elle revient à la rengaine et au refrain. Au rythme d’un pas cadencé, elle clame : Marx est mort, le communisme est mort, bien mort, avec ses espoirs, son discours, ses théories et ses pratiques, vive le capitalisme, vive le marché, survive le libéralisme économique et politique ! Si cette hégémonie tente d’installer son orchestration dogmatique dans des conditions suspectes et paradoxales, c’est d’abord parce que cette conjuration triomphante s’efforce en vérité de dénier, et pour cela de se dissimuler, que jamais, au grand jamais dans l’histoire, l’horizon de ce dont on célèbre la survie (à savoir tous les vieux modèles du monde capitaliste et libéral) n’a été aussi sombre, menaçant et menacé. »

    (Spectres de Marx, Galilée, 1993, Conjurer – le marxisme, p. 89-90)

    Il se fait tard, bonne nuit.

  12. BiBi dit :

    @Polipro
    Oui c’était un lapsus ce Politburo. Toutes mes excuses.
    Juste une première réponse (il y en aura d’autres plus tard). Suis-je triste ? Je répondrais en deux temps :
    1. je reprends ma petite légende sous mon avatar Twitter : « Optimiste de plus en plus inquiet ». Inquiet devant les nuages politiques qui s’amoncellent et aussi une certaine inquiétude ( qui ne se soigne pas) de voir les années qui passent. (Là rien que de très banal).
    2. Je remets sur le tapis cette phrase de Georges Haldas, une phrase gravée sur mon front et mon fronton : « Le désespoir temporaire, voilà ta force. Le désespoir perpétuel, voilà ta faiblesse ».
    A bibientôt pour une réponse plus large.

  13. Polipro dit :

    @ BiBi

    Merci de ta réponse, et ne t’excuse pas ! — pour mon compte, je croyais vraiment à une intention quelconque… Cela dit si révélateur est le lapsus, de quoi donc l’est-il ? 🙂

    J’avais oublié la légende de ton avatar ; quant au désespoir, je le souhaite le plus provisoire possible (et d’autant plus ardemment qu’un Hollande tergiverse désormais pour se dire de gauche !!!) Que les possibles, précisément, reviennent en nombre et en force…

    Au plaisir de te lire.

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