Oui nous sommes « En Guerre ».

« En guerre » c’est le titre du dernier film de Stéphane Brizé.

Dans un précédent billet, j’avais dit mes réserves sur «La Loi du Marché» où l’on voyait le personnage principal (le chômeur solitaire Thierry, joué aussi par Vincent Lindon) s’enfoncer dans une dérive individuelle et se tenir à l’écart de toute lutte collective. Cette fois-ci (Brizé aurait-il lu le billet-BiBi ?), le réalisateur prend le contrepied de sa «Loi du Marché» et met en scène un ouvrier syndiqué CGT de l’usine agenaise Perrin, représentant des 1100 ouvrier(e)s en lutte contre une maison mère d’une multinationale basée en Allemagne. Cette dernière s’apprête à fermer le site et à délocaliser alors qu’un plan sur les 5 dernières années avait été accepté par les ouvriers de l’usine agenaise.

Extrait de mon billet sur le précédent film de Stéphane Brizé

(«La Loi du Marché»)

*

«En Guerre». Le titre est bien choisi. Une guerre, ça fait des victimes. Hélas, dans les bilans, on est toujours du même côté. Ce lundi 21 mai 2018, un cheminot s’est suicidé en se jetant sous un train.

Oui, nous sommes en guerre.

«En guerre» économique, guerre de tranchée contre l’ennemi de classe, adversaire lointain, tout là-bas, injoignable, en voyage à New-York, à Singapour ou à Hong-Kong. Un grand Patron qu’on veut interpeller et qui finira – dans le film – par s’asseoir à la table des négociations.

«En guerre» politique : le médiateur de l’Elysée est présent dans les discussions. Son discours est imbuvable, paroles du représentant de l’Etat sur lesquelles Brizé (soupirs) n’a guère de contre-discours critique.

«En guerre» médiatique ? Sur ce point encore, Brizé euphémise. Bien sur, on voit les logos des chaines, FR3, BFMTV, on voit en une longue prise de vue TV la voiture du PDG allemand renversée par des ouvriers qui viennent d’apprendre le refus de vente à un possible repreneur. Espérons alors que le spectateur fera le lien avec la violence des probables licenciements à venir. Sur cette séquence, le propos de Stéphane Brizé reste en-dedans, comme retenu, hésitant dans sa prise de position. On cherche son point de vue hélas perdu dans le brouillard. La  violence d’une voiture renversée est-elle l’égale de la violence d’un système qui met 1100 ouvriers au chomage sans un mot ? J’aurais aimé que le brouillard là-dessus se lève.

*

Un beau moment explicatif, c’est celui où Laurent analyse les forces en présence lors du bilan de la lutte. Vincent Lindon fait ce geste des deux mains solidaires pour signifier que «quand il s’agit de pognon, les ennemis de classe ne font qu’un». C’est que l’arme de destruction massive du Patronat dans la lutte, c’est la division. Et elle est du côté ouvrier avec deux tendances : l’une qui se bat pour ne pas accepter le licenciement et revendiquant de continuer à travailler, l’autre (côté syndicat SIPI – indépendant) résignée (lucide ?) cherchant à obtenir le montant maximum de l’«ultra-légale», prime patronale. C’est en effet via cette proposition de dédommagement, via ce chantage (montant de l’éventuel montant : 25.000 euros ?) de la Direction que celle-ci veut s’imposer, proposition qui brise la lutte, va entériner la victoire des Puissants et couronner la fermeture définitive de l’entreprise. Vaste question d’importance bien rendue dans l’affrontement des deux tendances où le parler-vrai (colères, jurons, insultes, début de bagarre) domine.

*

Car, oui, on parle beaucoup dans ce film. Et Vincent Lindon, le taiseux des autres films, prend continuellement la parole pour se défendre et défendre ses camarades. Un très beau rôle de composition, une belle interprétation. Toujours surprenant ce Vincent Lindon quand on connait ses positions politiques rétrogrades (il soutient Bayrou, Macron). Passons. Ce n’est pas le sujet.

«En guerre» langagière donc, guerre qui met en présence les deux camps (délégués vs Direction). Quant au troisième larron, représentant de l’Etat qui veut jouer la médiation, Laurent se rendra compte qu’il «ne sert à rien», sa pseudo-neutralité le situant du côté de la Direction. L’essentiel passe par une dure lutte langagière : répliques au cordeau des représentants syndicaux contre les propos connus de la Pensée Unique des Managers, dialogues percutants avec des champs/contrechamps bien rythmés. Dans ses échanges, reste frappante cette façon patronale très humaniste, très empathique, de débuter sempiternellement l’argumentation  par «Je comprends ce que vous vivez, je sais que c’est difficile, croyez-moi, nous connaissons vos difficultés» et dont, bien entendu,  la visée est de taire le politique, c’est-à-dire le Contradictoire.

La suite est du même acabit : «Nous sommes partenaires, nous avons les mêmes intérêts, nous défendons la même chose, il faut rester ensemble – «d’ailleurs, j’aime la France, j’y ai une Maison secondaire» dit le PDG allemand (aidé de sa collaboratrice). Hé non : «Non, nous ne sommes pas ensemble» reprennent en choeur Laurent et Mélanie la syndiquée.

C’est qu’il n’y a de place pour le UN.

Pas de place non plus pour le TROIS.

Nous sommes en guerre, il y a lutte de classes.

*

Curieusement la fin du film va choisir l’apaisement. La mort du «héros» va faire bifurquer quelque peu le sens du film. Stéphane Brizé se sert de ce geste tragique pour nous faire croire in-extremis à la bonté patronale. Via BFMTV, on vient nous dire que le PDG allemand ne poursuivra pas en justice les 13 salariés-casseurs ( Merci Patron ?) et que…. «les négociations ont repris». Non, hélas, la plupart du temps, les usines ferment, les négociations sont définitivement rompues, l’appareil de production est laissé à l’abandon, les ouvriers touchent le chomage pour un temps avant d’être contraint au RSA, les couples se séparent, les maternités ferment, les bambins manquent de crèches, les gosses trinquent etc. Ce sont celles-là, les images du Capitalisme en marche.

Une fin étrange qui laisse perplexe. Le possible repreneur présenté par la délégation syndicale a été refusé. Les ouvriers sont divisés. Que reste t-il donc aux ouvriers de l’entreprise pour imposer à la Direction intransigeante la… «reprise des négociations» comme l’annonce le commentaire télévisuel final ? Brizé n’a t-il pas demandé à Xavier Mathieu ce qu’il en a été des Conti, de leur phase terminale ?

Au bilan, donc : un bon film qui parle enfin de luttes mais avec une «fin» qui interroge.

3 Responses to Oui nous sommes « En Guerre ».

  1. J’ai aimé ce film et ta critique.
    Certes, En guerre a des insuffisances, mais il fait œuvre pédagogique me semble-t-il. Et, d’un film à l’autre, le spectateur se forme…
    J’ai regretté par exemple que le film n’aborde pas la question du droit de propriété du patron qui licencie quand il veut, qui refuse de faire racheter l’usine… J’aurais aimé voir le personnage de Lindon répliquer au patron qui invoque la liberté d’entreprendre plutôt que son droit absolu de propriété.

  2. Robert Spire dit :

    La situation décrite dans le film, je l’ai vécu 7 fois en 39 ans de carrière dans le privé. La première fois en 1988, je suis parti de moi-même, 5 fois j’ai survécu à des licenciements massifs. Au sixième plan en 2015,c’était fermeture définitive. Des mois de luttes usantes pour au final voir disparaitre toute une industrie.
    La guerre sociale est continue car en France, les pauvres sont encore trop riches mais cela ne va pas durer. Comme le dit Annie Ernaux dans Libé: «Mais la France, comme les autres pays, n’a plus du tout le même visage qu’il y a cinquante ans et Mai 68 en est justement responsable en partie. La révolution qui viendra – parce que la domination demeure, les injustices augmentent et le désir d’une autre vie ne s’éteint pas – aura une forme que nous ne pouvons pas encore imaginer.»
    http://feusurlequartiergeneral.blogspot.com/2018/05/propos-comme-ca.html

  3. BiBi dit :

    @RobertSpire
    Oui aucune science politique, aucune science sociale ne peut définir précisément l’avenir. Pas de messianisme. Toujours être attentif au spontanéisme des masses et à leurs réactions. Se réjouir de l’inventivité et des formes nouvelles prises par les luttes. Mais – attention – ne pas se laisser guider et entrainer derechef dans ces logiques spontanées : il faut revenir aux analyses concrètes des situations concrètes, comme l’écrivait l’autre (Vladimir Illitch Oulianov). Ce qui veut dire : essayer de dégager les tendances des mouvements qui s’opèrent sous nos yeux. Oui dégager les tendances ce qui est à l’opposé de la boule de cristal de Merlin l’Enchanteur des lendemains qui chantent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *