Du feuilleton politique (Cécile, Arnaud, Manuel et les autres)

Gauche

Quand les états d’âme du personnage de Goya entouré d’oiseaux de nuit, oiseaux du malheur, fondent sur vous, que faire devant ce présent politique français chargé de répulsions et d’interrogations ?

Chacun tente bien entendu de trouver des portes de sortie, des couloirs d’oxygène, une chambre de réanimation. Citoyen penché sur la récente vie politique française, je suis tour à tour éberlué, désespéré, enragé. Seule chose à faire pour remonter en surface de façon plus apaisée : me soigner à la bibliothérapie, trouver des féconds points d’accueils dans le travail de lectures, par exemple dans celle des livres de Christian Salmon.

Nouvel Ordre narratif.

Luc Boltanski

Lorsque j’associe la lecture décisive que fut le livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello («Le Nouvel Esprit du Capitalisme») avec ceux de Christian Salmon, me voilà tout ragaillardi. Dans les années 1990-2000, Luc Boltanski avait pris appui sur les documents de Managers pour analyser les nouvelles tendances du Capitalisme délirant que nous connaissons (avec cette crise accentuée en 2008).

Christian Salmon vient compléter cette analyse novatrice des deux sociologues en soulignant l’importance du Storytelling (ce qu’on pourrait traduire par le nouvel Ordre narratif). Cet Ordre est instable, changeant, en proie à des luttes acharnées pour monopoliser le Récit. Les contre-pouvoirs sont en perte d’influence vertigineuse, les Etats nationaux et leur personnel sont de plus en plus assujettis, relativement impuissants. A contrario, les Spin Doctors, les télés en continu règnent en maîtres, donnent le tempo, imposent et contrôlent l’agenda par «la feuilletonisation de l’action politique».

Récits de ces derniers jours.

Ne pas oublier ceci : plus l’épuisement dans le régime de croyance dans le politique est grand et plus les hommes politiques s’activent, se bougent («Tous les chapitres de la vie politique ont été affectés par ce «bougisme» qu’on a trop souvent analysé comme un trait de caractère spécifique d’un homme, d’un pays, alors qu’il constituait le signe distinctif de l’agir politique sous le néolibéralisme»). Et quoi de mieux pour bouger que de rechercher éperdument les caméras de ITélé, BFM ou TF1 et ainsi solliciter le regard des autres (auditeurs, téléspectateurs, Médias) ? Quoi de mieux pour se faire voir que de monter des Opérations coups de poing – pour les plus malins – durant cette période d’août où le monde est moins saturé d’informations, où l’impact d’une action a le plus de chances d’attirer ces audiences – point de mire de cette recherche de notoriété.

Nos Montres à l’Heure médiatique.

Les Médias – fatigués de titrer sur le Moyen-Orient – cherchaient d’autres portes de stories. Qu’à cela ne tienne ! Revenons à nos petites histoires franco-françaises : Cécile Duflot fait paraître son livre pour un buzz de trois jours. Cela occupe les réseaux sociaux. C’est qu’il faut que Madame Duflot bouge pour désormais exister politiquement car meurent ceux, celles qui font du surplace, qui ne rebondissent plus (Adieu Delphine Batho, adieu Copé,  adieu Guéant). Le lendemain, bye bye Cécile. Revoilà Manuel Valls et ses boys, Arnaud Montebourg à Frangy, Benoît Hamon en vacances (pas forcément scolaires).

Le feuilleton de la Rentrée.

Peu importe la décrédibilisation des politiques ! Tout le monde sait que question Economie, on sera toujours dans le même moule que celui forgé par le MEDEF, que Valls/Hollande/Montebourg se préparent pour le Sprint 2017 etc.  Chacun (chaque camp) continue son Récit, l’enfle, le fignole, tente de le légitimer. C’est que dans cette course, il faut finir Number One au Hit-Parade.

Un Capitalisme d’Envoûtements.

Cérémonie

Les analyses de Christian Salmon nous deviennent dès lors précieuses. Reprenant le mot de Pierre Michon («Nous sommes des crapules romanesques»), l’auteur s’attarde sur ce que j’appellerai le «Capitalisme d’envoûtement». CS insiste judicieusement sur notre propension à nous vautrer dans ces intrigues politiques, à rechercher frénétiquement les héros et les méchants. Il s’arrête sur nos exigences qui vont jusqu’au sadisme, jusqu’à jeter les uns dans la fosse aux lions (et à jouir – ô combien – du Spectacle) et les autres les propulser au sommet de l’Olympe élyséen.

Notre Joie à épouser les Spectres.

Kate Moss

Et pourtant, nous nous en défendons ! Mais malgré malgré malgré malgré tout, le sachant, nous applaudissons quand-même, nous huons, nous livrons à la vindicte untel ou unetelle même si «nous n’avons aucune illusion sur la capacité des hommes politiques à dompter la crise ; ce que nous leur demandons, c’est d’incarner une intrigue capable de nous tenir en haleine» (Christian Salmon). Nos exigences deviennent folles, envoûtés que nous sommes, que nous continuons d’être. Cinq minutes sur Twitter suffiraient à le démontrer ! «Bien plus que notre confiance, [ces politiques] doivent se montrer dignes de notre attention, à la hauteur de leur histoire». C’est désormais dans cet Univers spectral que nous habitons, que nous vivons au quotidien.

Gloriole et Sacrifice.

Aujourd’hui, sur l’Autel de la Gloriole et du Sacrifice, on a Manuel, Arnaud, Benoît, Aurélie, Martine, François et quelques autres. Nul n’y échappe : à droite comme à Gauche. Le monstrueux Cahuzac comme le combatif Jean-Luc Mélenchon éreinté, carbonisé ou encore l’oublié, l’assoiffé Jean-Luc Borloo.

Inexorable ?

Mais notre envoûtement n’est pas sans limites. Il co-existe – pour ceux chez qui des éclairs de lucidité perdurent – avec la rage, une rage aux limites de la folie (la folie étant non pas un effacement des limites mais une incarcération à l’air libre, un emprisonnement sans barreaux visibles). A rebours de la Vitesse, de la Profusion, de la Confusion née d’une accélération exponentielle des messages, nous voila en mode ralentie. Lieu et Temps exemplaires pour reconstituer notre force de travail et d’attention.

Temps d’attente aussi du prochain livre de Christian Salmon qui s’arrêtera, dit-il, sur les récits de Closer et de Voici. Nous le lirons.

*

A lire ici-même sur Christian Salmon et ses livres :

2 Responses to Du feuilleton politique (Cécile, Arnaud, Manuel et les autres)

  1. Robert Spire dit :

    J’ai aussi bien aimé lire ces gens, c’est bien pour comprendre le pourquoi, reste maintenant à trouver comment se débarrasser du capitalisme.

  2. BiBi dit :

    @RobertSpire
    Oui pas une mince affaire.
    Il me semble qu’un premier pas serait de saisir la chance historique de constituer un large front de gauche, indépendant du PS, ouvert aux courants, aux initiatives spontanés et créatifs des « masses populaires ». Pour cela, il faudrait aussi que les groupuscules dits gauchistes s’effacent, que les Communistes du PCF cessent de taper sur les Socialistes pour… voter ensuite pour eux. Hélas, les alliances électorales, la consolidation des derniers bastions les retiennent prisonniers d’une stratégie qui ne permettra jamais un réel décollage.
    C’est juste mon avis, hein ?

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