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« Mi fugue mi-raison », roman social. Entretien avec l’auteur.

Les éditions L’Harmattan viennent de publier fin février « Mi fugue mi raison » de Madani Alioua (1).

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Pensez BiBi : C’est ta sixième fiction. Tu avais reçu le Prix du Bourbonnais 2022 pour ton livre précédent (« La Guerre N’Oublie Personne ») un roman sous forme de journal intime sur le Vichy 1940-41, une ville très rarement mise en fiction (2) alors quelle a été la Capitale de l’Etat français pendant quatre ans. Cette fois-ci, tu délaisses l’Histoire.

Madani Alioua : C’est toujours à partir de chocs que je me lance dans la fiction. Chocs artistiques, sentimentaux, culturels et/ou politiques. En inventaire de mes 6 livres : mon voyage en Hongrie avant la chute du Mur, le cinéma de Jean Eustache, le musée Van Gogh d’Amsterdam, le football jeu de mon enfance, la beauté du Périgord, l’Histoire du Vichy de la Collaboration. Avec cette dernière fiction publiée en février, j’ai voulu évoquer mon présent et mon passé de travailleur social. Mes deux héros sont plongés dans une intrigue très simple : un éducateur spécialisé (le récit est à la première personne) part pour un long voyage en train afin de récupérer Marvin, un mineur en fugue.

Une grande partie de ta fiction se passe dans le train. Pourquoi ce choix-là ?

M.A : Précisons. Ce n’est pas n’importe quel train. Il s’agit de ces trains qui disparaissent peu à peu, remplacés aujourd’hui par ces machines à grande vitesse au fuselage impressionnant. L’éducateur est dans un train à compartiments avec un couloir sur le côté. Ces espaces sont certes confinés et de taille réduite mais, paradoxalement, ce sont des lieux d’ouverture. C’est là que l’éducateur entreprend la re-lecture de dossiers sur Marvin qu’il a emportés, là aussi qu’il croise la multitude de voyageurs qui vont, viennent, montent, descendent, disparaissent. Bref un espace de partage obligé, non choisi. Ce compartiment est aussi propice à ses rêveries, espace de sociabilité où se jouent des moments de vie des voyageurs. Dans ma fiction, mes voyageurs sont des mères présentes qui accompagnent réellement leurs enfants ou qui parlent d’eux en leur absence. Un des autres occupants est aussi ce Correcteur qui corrige des manuscrits.

Le train, c’est aussi la régularité du bruit. Celui des roues sur les rails, ce po-pom, po-pom qui rythme ton récit.

M.A : Ce po-pom po-pom a une grande importance. Il donne la cadence. C’est une sorte de métronome qui accompagne la rêverie de mon héros. Dans le roulis bruyant et régulier du train se réactivent des souvenirs enfouis, souvenirs d’une inquiétante étrangeté, réminiscences toutes surgies de sa propre enfance. C’est d’ailleurs une réflexion d’un enfant à sa mère sur cette régularité (« Maman,  ce po-pom, po-pom c’est toujours pareil ») qui me permet justement de dire qu’au contraire, au bruit répétitif et manifeste des roues sur les rails, il y a la force du réel qui s’y oppose car rien n’est jamais pareil. Il y a le bruit mais il y a aussi ce paradoxe que tout passager est assis, immobile, figé, cloué sur sa banquette alors que le train, lui, bouge, roule, s’arrête, repart.

Restons sur le thème de l’enfance qui est un fil rouge de ta fiction.

M.A : Petit à petit, dans les cahots du train, une pensée essentielle va s’imposer dans la tête et la chair de mon héros. « Tu crois, se dit-il, que ton devoir c’est de t’occuper des enfants, mais non, c’est ton enfance qui t’occupe ». Le retour réflexif sur le travail d’accompagnement de Marvin en établissement va entraîner le travailleur social dans deux directions : l’une sur ses « erreurs » dans son accompagnement éducatif, l’autre sur l’indispensable et nécessaire support freudien qui touche au « roman familial des névrosés ».

Dans ta fiction, le mineur en fugue n’apparaît pas. Ce sont les dossiers, les rapports de comportement qui en dessinent les contours.

M.A : C’est peut-être la lecture de l’extraordinaire « En attendant Godot » de Samuel Beckett qui m’a influencé. Je me suis servi de ce silence, de cette absence pour montrer que tout enfant, tout adolescent recèle pour l’autre une part d’Inconnu, et ce quoiqu’on fasse. On parle de Marvin. Lui, ne parle pas. Ce n’est jamais ses mots à lui mais toujours des mots des autres sur lui. Le mineur est parlé plus qu’il ne parle. L’imaginaire sur l’autre peut aussi bien nous brouiller la vue que nous l’éclairer. Par cette absence dans le récit, j’espère avoir montré le poids de Marvin. Cette part inaccessible chez l’Humain doit continuer de poser question à tout travailleur social et plus généralement à tout humain dans son rapport à l’autre.

Ton éducateur écrit des fictions à ses heures perdues. Il a été publié mais ses romans ont peu rencontré de lecteurs. Du coup, il s’est lassé, il ne veut plus écrire.

 M.A : Il veut se consacrer désormais uniquement et totalement à ses tâches professionnelles. Mais de la passion d’écrire, on ne s’en débarrasse pas aussi aisément. Son bon-vouloir ne suffit pas. Cette passion brûle en lui malgré son déni. Elle est là, tapie au fond de lui et peut le submerger à tout moment.

Même si les rapports de comportement sont travaillés en équipe éducative, l’écriture du professionnel flirte souvent avec l’écriture romanesque. De façon générale, l’écriture est souvent source de souffrance pour les travailleurs sociaux, non ?

M.A : Oui, ce n’est pas chose facile. Rajoute que pour les travailleurs sociaux, la chose est obligatoire : tout éducateur doit tenir informé le juge, l’administration, les parents etc. Il est donc obligé d’exposer sa vision, sa perception du mineur. Le travail de réflexion en équipe n’y change pas grand-chose.

Mais ton héros, lui, a plus de facilités dans l’écriture. Il est plus rôdé, non ?

M.A : Détrompe-toi, même plus à l’aise dans l’écriture que ses collègues, mon héros est aussi traversé par cette difficulté. C’est en fabriquant ce personnage d’éducateur-romancier que j’ai pu poser cette question: celle des similitudes et des différences entre l’écriture professionnelle et l’écriture romanesque. En relisant les dossiers sur Marvin, voilà mon héros qui se met en rogne contre l’écriture d’un collègue. Il s’apercevra plus tard que ce dossier en question, hé bien, c’est… lui qui l’avait écrit.

Ici un souvenir plus personnel : je venais d’avoir mon diplôme d’éducateur. Le lendemain, je m’étais retrouvé dans un bus rempli d’enfants criards et indisciplinés. Rien à voir avec le travail, j’étais en congés. Dans ce bus, j’étais dans l’impossibilité de quitter ma place, de descendre. Je me souviens de mon agacement, de mon exaspération devant ce chahut, moi qui avais fait vœu d’embrasser fièrement ce métier si noble ! J’ai repris à peu de choses près cet épisode dans mon livre pour montrer tous ces mouvements transférentiels positifs et négatifs (de ces derniers, les travailleurs sociaux en parlent moins) qui nous agitent tous face à un, face à des enfants.

Un mot sur ce titre de « Mi fugue mi raison »….

M.A : C’est en recherchant un titre pour un hypothétique roman que mon personnage d’éducateur-romancier a fait ce lapsus. Sans dévoiler la fin de mon roman, sa mission se révélera être un déplacement mi-figue mi-raisin mais mon héros le traduira de façon énigmatique en « Mi fugue mi raison ». Je ne sais si, avec ce titre en lapsus, mon héros se remettra à écrire des fictions après sa longue période de refus. En tous les cas, ce titre résume bien, en miroir ajusté… mon sixième roman !

Merci à toi mais je tiens à préciser que ton récit peut toucher tous les publics. Je pense à tous les citoyen(ne)s qui s’intéressent aux questions de l’enfance et de l’adolescence. Des questions qui sont portées prioritairement par tous ceux et toutes celles qui ont choisi de travailler dans l’Aide sociale et la Protection de la Jeunesse.

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(1) « Mi fugue mi raison » (Editions L’Harmattan) est le sixième roman de Madani Alioua. Au prix de 12 euros, dans toutes les librairies de France. Ici sa fiche de promotion complète sur ses six romans (avec articles de presse).

(2) Le précédent livre de Madani Alioua (« La Guerre N’Oublie Personne. Vichy 1940-41 » aux éditions L’Harmattan) a reçu le Prix du Bourbonnais 2022. Sur ce livre, voir les deux billets 1 et 2 qui lui sont consacrés.

A propos d’«Ecritures carnassières» le livre d’Ervé.

Arrêt-bibi sur le livre d’Ervé, clochard céleste qui « taquine la rue », perdu et retrouvé, retrouvé et perdu avec pour balises essentielles la tristesse, la mélancolie, la rage contenue, deux poumons, un coeur amoureux et 147 pages.

Solitude, premier constat.

Le premier constat intime d’Ervé est rude, sans fioritures et sans pitié. « Aucune odeur paternelle. Et aucun souvenir de tendresse féminine. Comment se construire donc sur le néant ? »

Cela m’a instantanément rappelé le voyage de Françoise Dolto au Brésil où elle faisait remarquer à d’autres psys que les enfants des rues de Rio, orphelins, s’en sortaient plutôt beaucoup mieux que d’autres, ayant très tôt appris à vivre sans père ni mère. Leur trajet de Vie, dès lors sans confrontations et heurts oedipiens, leur laissait cet espace à chercher ailleurs pour ne pas mourir.

C’est donc par l’Enfance, tiroir princeps de ses souvenirs, que tout commence ici. Comme dans la chanson qu’Etienne Daho chante et qu’Ervé aime bien. «Les premiers jours de ta vie».

Premières lignes : ni dissertation, ni bavardages.

Pour emprunter ses chemins de fuite et de roublardise, Ervé a trouvé les mots… les siens. D’emblée, son écriture écarte tout chichi, rompant avec toute joliesse, fuyant les angles arrondis, les arabesques et les alibis esthétiques. Juste des notations simples et précises, beaucoup plus efficaces que de «grandes pensées». Son «Je laisse les mots courir pour moi» me rappelant un éclair de l’écrivain-chroniqueur Georges Haldas : «Ce n’est pas moi qui pense. Des pensées me traversent. Dont je suis le premier surpris». Sur sa lancée, Ervé se définit comme «scribe extérieur» mais là c’est un premier petit «mensonge» car tout lecteur découvrira qu’Ervé est, au contraire, tout présent à son écriture et que jamais, dans ses pages, il ne perdra cet essentiel contact avec soi.

Premiers moments matinaux.

Un va-et-vient, une oscillation au réveil, entre deux souffrances : celles inutiles mais présentes et celles créatrices à venir (dans un livre lointain, encore inimaginable). Et pour qu’Ervé puisse dire, puisse surmonter les seules souffrances (inutiles), le voilà qui balance ses mots en jets discontinus, en raccourcis saisissants, tous bruts de décoffrage. Mais, ne pas se méprendre, le contact d’Ervé avec soi n’est jamais un repli égoïste, maniéré, tel l’egocentrisme des écrivaillons modernes qui pullulent hélas aujourd’hui.

Une fois encore, Ervé ne disserte pas, il ne bavarde pas. Il tente de traduire le texte original de son enfance perdue, sachant, au fond de lui, que sa réécriture l’occupera toujours, bien au-delà même de son livre.

Une écriture proche de la rigueur.

Une écriture à mille lieues de la rigidité. Plutôt proche de la rigueur avec cette construction par petits chapitres multipliés (une cinquantaine), aux titres à la Burroughs, avec une multiplicité d’épisodes livrés en vrac mais pas forcément dans le désordre temporel : épisodes de rencontres, d’affrontements, temps bienfaisants de solitude, d’amitiés brèves mais intenses, souvent inexorablement perdues.

Premiers refuges.

En écho-bibi, une similitude troublante (ce ne sera pas la seule) avec la destinée d’un jeune connu en Foyer d’Enfance où je travaillais. J’avais noté dans mes carnets d’éduc : «Le désespoir dans ses yeux lors de la visite de sa mère. Ne viens plus. Ne viens plus M’man, implorait Marvin. Au départ de sa mère, il saute le mur et part à nouveau en forêt. Revient une heure après, apaisé». Un Marvin, qui, lui aussi, partait à la recherche de cet «Arbre Bleu» tout réel dans l’imaginaire d’Ervé.

Premiers baisers. Premières dettes envers un éducateur et un veilleur de nuit qui le laissent écouter la radio sous l’oreiller. Premières amitiés, celles prioritaires, obligées au Foyer (Ben, Krystof, le garçon punk…)

L’Enfance comme marque.

Ni père, ni mère. Du coup, Ervé montre sa débrouillardise – mais pas celle, consolatrice et rêvée, propre aux faux rebelles petits-bourgeois. Une débrouillardise qui a affaire avec/contre ce «tatouage permanent» dont on ne se défait jamais, tatouage signalé par ces trois flèches : «Cas social tu es, cas social tu restes. Comme gravé sur le front. Ma plaie de naissance». Un clou fiché en plein cœur et en plein corps. Donc une «débrouillardise» bien éloignée d’un détachement serein. C’est qu’Ervé est ailleurs, dans ce monde réel, arpentant ses trottoirs et ses sentiers malodorants. Ervé est à plein dans la misère, cette « Madame la Misère » que chantait Léo Ferré, cette misère, ennemi indéboulonnable qui te surplombe où que tu sois («On a beau la connaître et s’y être baigné, l’odeur de la misère reste sans nom»).

Des friches et un trio.

C’est dans ces friches que le scribe Ervé taille à la serpe. Avec ses mots comme des morsures, sous le regard canin de son Croisepattes, avec des mots qui affolent les boussoles et les compteurs. Des mots : ceux de l’Amour pour ses filles, ses deux poumons et ceux pour Claire («Je n’ai jamais su t’aimer à ta juste valeur puisque j’en suis incapable») mais (t’exagère, Ervé) c’est un Amour transfiguré, porté à incandescence, petite bougie impossible à souffler même si l’errance perdure. Non, Ervé tu n’es pas si «minable sur le sable» puisqu’elles te liront toutes trois. Trois : tes deux poumons (tes deux filles), poumons si près du cœur qu’ils (elles) sauront à te lire que, tout bringuebalant que tu es, tu tiens – malgré et envers tout – debout en paternel. Debout, bien debout et pas qu’un peu.

Et en trois, Claire autre lectrice, probablement toute aimante à ce que tu écris d’essentiel en un seul prénom, le sien. Et même plus encore, en un diminutif éclairant, incontournable pour toi : « Je t’aime Clairette… à ma façon ».

Et sache, Ervé, que tout lecteur, toute lectrice aimera assurément ton livre.

Chacun, chacune, bien entendu, à sa façon.

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ERVE. Ecritures Carnassières. Collction « A Vif ». Chez Maurice Nadeau.

Rentrée littéraire et sortie musicale.

Pardonnez ma fatigue. Aujourd’hui, je n’écrirai rien. Rien de rien. Fatigue physique. Fatigue psychique. Saudade, marinade selon le beau mot de Flaubert. Je laisserai juste retentir en moi les voix lointaines d’auteurs lointains, éclairer des morceaux d’histoires perdues, ignorées mais qui redeviennent si proches. De Pessoa à l’incontournable Thomas Bernhard en passant par le polar de Thierry Bertin et le merveilleux musicien Titi Robin. C’est que tout esprit se doit de danser et que tout, absolument tout doit finir en chansons.

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Laurence Rees. Ils ont vécu sous le nazisme. Editions Tempus.

« En novembre 1932, Hjalmar Schacht, ancien président de la Reichbank, avec d’autres financiers et industriels (…) signèrent une pétition adressée au Maréchal Hidenbourg pour lui demander de nommer Hitler chancelier. La lettre était respectueuse mais clairement influencée par le fait que les élections de novembre 1932 avaient montré une nouvelle montée du vote communiste ».

« Pour certains observateurs extérieurs, comme les Britanniques, la rancoeur des nazis à l’égard de la Tchécoslovaquie et leur soutien aux Allemands des Sudètes étaient fondés. Le 7 septembre 1938, un éditorial du Times appela même à la cession des Sudètes à l’Allemagne ».

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Gilbert Badia. Clara Zetkin, féministe sans frontières. Les Editions ouvrières.

« Mais le coup le plus dur lui fut assené le 4 août 1914 quand elle [Clara Zetkin] apprit au téléphone que le groupe parlementaire social-démocrate [Allemand] venait de voter les crédits de guerre. «J’ai cru devenir folle et j’ai pensé me suicider. Pendant un mois j’ai été gravement malade et encore aujourd’hui je ne vais pas bien» écrira t-elle quatre mois plus tard ».

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Alfred Wahl. La seconde histoire du nazisme dans l’Allemagne fédérale depuis 1945. Armand Colin.

« La pression sur le chancelier Adenauer continua, venant d’Erich Mende et des organisations d’anciens militaires. Ce qui conduisit Adenauer à faire une nouvelle déclaration totalement inadmissible pour les pays voisins : « Les hommes de la Waffen SS étaient des soldats comme les autres […] Je sais depuis longtemps que les soldats de la Waffen SS étaient des gens convenables (anständige)« .(p.88)

« Au long des années 1949 à 1958, on affirma que la Wehrmacht avait mené une guerre conforme aux normes. Adenauer ayant érigé cette affirmation en vérité d’Etat au Bundestag. Et il faudra deux décennies avant que l’on ose mettre cette «vérité» en cause » (p.89)

Madani Alioua. La Guerre n’oublie personne. Vichy 1940-41.L’Harmattan.

« Dans le jardin, la neige scintille tant qu’elle m’aveugle.

Elle recouvre tout.

J’essaie de tout oublier. Tout oublier.

Mais la guerre, elle, n’oublie personne ».

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Claude Chossat. Repenti (Un ancien de la brise de mer raconte). Fayard. 2017.

« La justice française m’a refusé le statu de repenti après avoir exploité de fond en comble mes confessions sur la Brise de mer. Elle n’a voulu m’apporter aucune garantie minimale sur une protection minimale. Elle n’a pas respecté le deal tacite de départ. A ce moment précis, je ne sais même plus si je dois m’en plaindre, au fond.

Je sais juste que, aussi longtemps que je vivrai, je continuerai à mener ma vie d’homme traqué, mais à l’air libre ».

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Thierry Grosjean-Bertin. Dégâts des eaux. Polar. Librinova.

Thomas Bernhard. L’Origine. Folio.

« Mes plus beaux souvenirs sont ces promenades avec mon grand-père, des marches de plusieurs heures dans la nature, et les observations faites au cours de ces marches, observations qu’il a su peu à peu développer chez moi en un art de l’observation. Attentif à tout ce que mon grand-père me faisait remarquer, à toutes les relations qu’il me faisait voir, je peux considérer ce temps avec mon grand-père comme la seule école utile et décisive pour ma vie entière car ce fut lui et nul autre qui m’a enseigné la vie (…) Toutes mes connaissances doivent être ramenées à cet homme, décisif en tout pour ma vie et mon existence qui lui-même est passé par l’école de Montaigne comme moi je suis passé par son école ».

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Eternel Fernando Pessoa. Le Livre de l’Intranquillité.

« En cet âge métallique des barbares, il nous faut rendre un culte méthodiquement exagéré à notre capacité à rêver, à analyser et à captiver, si nous voulons sauvergarder notre personnalité et éviter qu’elle ne dégénère, soit en s’annulant, soit en s’identifiant à celles des autres ».

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Titi Robin. Patchîv.

A la nuit tombée d’aujourd’hui comme au rideau du dernier jour, grandissent les échos de ce « Patchîv » si envoutant, si consolant.

Histoire. Littérature. Vichy 1940-41. (2)

Après le départ de Pétain de l’hôtel du Parc,
une rue de Vichy…

Dans ce second billet, Pensez BiBi poursuit son entretien avec Madani ALIOUA pour son livre « LA GUERRE N’OUBLIE PERSONNE » qui vient de paraître aux Editions L’Harmattan. Ce livre a le Vichy 1940-41 comme toile de fond, un Vichy dont les effets se font sentir jusqu’à aujourd’hui.

La première partie de cet entretien peut se lire ici.

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Question : Ton travail n’est pas une démonstration directement politique même si on sent que ton fonds historique a été très travaillé. Tu restitues bien toute une ambiance méconnue de Vichy à travers les affres de ton personnage principal : Séraphin Barbe, ouvrier imprimeur descendu de Paris.

A gauche : les locaux du Ministère de l’Intérieur à Vichy.
A droite : Pétain et le Docteur Ménétrel, fidèle du Maréchal, antisémite et distributeur des fonds secrets

Madani Alioua : Au 17 décembre 1940, mon personnage principal, Séraphin Barbe, entreprend d’écrire au jour le jour ce journal de bord sans trop savoir pourquoi (Qu’est-ce qu’écrire ? Pour quelles raisons s’y met-on ?). Ce n’est pas un intellectuel mais il a beaucoup fréquenté les livres et leur fabrication.

Sa vie professionnelle (il a été ouvrier-imprimeur), familiale (mère décédée dans les faubourgs parisiens, frère mort en 1917), sentimentale (Hélène son Amour) sont derrière lui. A Paris, son métier, exercé dans deux imprimeries (Imprimerie Lang et imprimerie de Crimée), lui a permis de rencontrer et de critiquer férocement tout un tas d’écrivains de haut rang et de bas étage, des journalistes de l’avant-guerre qui rappellent les Zemmour et les Enthoven d’aujourd’hui. Je laisse le lecteur découvrir ce que mon héros fera de ce petit monde obscène.

Fin 38, Séraphin Barbe rejoint donc Léon son neveu à Vichy et s’installe chez lui, dans une maison limitrophe à Vichy. Léon, orphelin de père et mère, travaille aux Ambassadeurs, lieu privilégié pour des rencontres entre hauts fonctionnaires français et étrangers. Là, en oreille attentive, il recueille des informations inconnues du « grand public », infos que son oncle Séraphin consigne dans son Journal.

Question : Pour ton héros Séraphin Barbe, l’amitié est importante aussi.

M.A : Oui. Séraphin parle beaucoup de ses deux amis. Il y Paulo l’Italien (malmené par des ultras vichyssois au moment où on apprit que Mussolini s’était joint à Hitler) et Rimbe qui travaille au dispensaire de La Pergola. Cet infirmier permet de calmer les douleurs de Séraphin par les médocs qu’il y subtilise. C’est avec eux et Léon que Séraphin Barbe va se retrouver dans une histoire qui touche au cœur du gouvernement vichyste, de ses hauts fonctionnaires et de ses hommes de sang.

Question : La grande bascule de ton histoire, c’est l’apparition de ton héroïne Marie Vigan.

M.A. : Séraphin Barbe a peu d’occupations hormis celles du populo : manger, dormir, se ravitailler, se chauffer, se soigner. C’est à travers le carreau de sa fenêtre qu’il va voir passer un premier matin puis quotidiennement une inconnue, jeune femme blonde, à bicyclette. Elle se nomme Marie Vigan et travaille au Service de l’Information de Paul Marion.

A partir de là, mon histoire et son terrible quotidien (faim, froid, ravitaillement) se dédouble en se parant des attributs d’un roman noir.

Beaucoup d’interrogations vont en effet porter sur le passage quotidien de cette jeune fille et sur cette soirée du 15 août 1941, date d’une importante réunion sportive au vélodrome de Vichy.

Question : Sans dévoiler la fin de ton livre, ta postface est plutôt une bonne trouvaille. Elle vient donner une hauteur supplémentaire à ta fiction historique.

Vichy. 1er nov 1941. La « Journée du Souvenir ».

M.A. : Il fallait porter plus loin cette histoire avec un dernier témoignage. Cette postface m’autorisait à continuer de parler de notre histoire nationale et d’évoquer les effets de Vichy post-période 1945. Bien sûr, ce sera à chacun de faire des correspondances avec la période actuelle. On pourra s’arrêter par exemple sur les épisodes tragiques du Maquis du 14 juillet (né en 1942 dans la forêt de Tronçais) ou encore sur un de mes personnages s’entretenant avec le philosophe Vladimir Jankélévitch deux années après-guerre, grand philosophe qui n’hésita pas à parler des amis français du Docteur Goebbels sur le retour et qui augura entre crainte et colère, dès 1948, que demain, la Résistance devra se justifier pour avoir résisté. Quand tu disais tout à l’heure que mon livre n’était pas « directement politique », cela m’a fait penser à cette parole de Bertolt Brecht : « Dire à un homme politique : « Défense de toucher à la littérature » est ridicule. Mais dire à la littérature « Défense de toucher à la politique » est inconcevable ».

Question : Dans ton rêve à qui voudrais-tu adresser ton livre ?

Vichy.
En haut : Pétain devant l’hôtel du Parc.
En bas : Pétain et Weygand à l’hippodrome.

M.A. : Il y a le rêve de l’idéaliste qui croit qu’il écrit pour tout le monde. C’est un leurre bien sûr. Idéalement, mon livre s’adresse d’abord à ceux qui comprennent la langue française (rires) jusqu’à ce qu’il… soit traduit dans une autre langue (rires-bis) ! Il s’adresse à des profs d’histoire de classe terminale ou d’université qui aimeraient aider leurs élèveset étudiants à comprendre autrement Vichy. Dans la jeunesse d’aujourd’hui, on voit tellement d’errements dûs aux ratés d’une transmission générationnelle ! Mon livre espère être une petite lumière qui éclaire la terrible Nuit brune des années 40 en France. Il pourrait aussi toucher un lectorat habitué des intrigues de roman noir ou encore des citoyens lambda avides de réfléchir et d’en découdre avec cette période. Un lectorat d’hommes et de femmes qui aime tout simplement la littérature et l’histoire, toutes choses qui font lien avec les questions actuelles qui se posent aujourd’hui de façon si aigüe.

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Le livre peut se commander dans n’importe quelle librairie. Sur le site de L’Harmattan aussi (en version livre au prix de 14,50 euros et en version numérique à 10,99 euros). Vous pouvez même en lire… une dizaine de pages sur les 140 ici.

Histoire. Littérature. Vichy 1940-1941 (1)

On donne un coup de main à Madani ALIOUA, l’auteur de ce roman historique sans concession sur le Vichy 1940-41, un Vichy de la Collaboration très rarement mis en fiction. Un livre original, punchy, prenant et surprenant au titre de « LA GUERRE N’OUBLIE PERSONNE ». Sa publicité ne passera pas par les instances de consécration (Monde des Livres, Busnel ou Trapenard). Et c’est une chance. Pensezbibi a beaucoup aimé ce roman à l’écriture incisive. Il va s’y arrêter en s’entretenant en deux billets avec l’auteur.

Part 1. Le livre peut se commander dans n’importe quelle librairie. Sur le site de L’Harmattan aussi (en version livre au prix de 14,50 euros et en version numérique à 10,99 euros). Vous pouvez même en lire… une dizaine de pages sur les 140 ici.

Question : Une fiction avec Vichy fin 1940-1941 comme toile de fond ce n’est pas courant… 

En haut : L’Opéra où fut proclamé la fin de la IIIème République.
En bas : vue du Pont de Bellerive.

Madani Alioua : C’est vrai, j’ai trouvé peu de fictions avec le Vichy de la Collaboration en toile de fond. A part le « 1941 » de l’académicien Marc Lambron (une bleuette entre un haut fonctionnaire de l’hôtel du Parc et une beauté résistante), un Remo Forlani qui écrit sur Vichy via une version supposée rigolote (« Emile à l’Hôtel »), des souvenirs personnels de Wanda Vulliez (« Vichy la fin d’une époque »), les auteurs.trices ont déserté la ville de Vichy et ont privilégié le Paris occupé ou la campagne provinciale. On a tous lu les romans de Modiano, le Sac de Billes, croisé du Robert Sabatier, on est tous tombé sur les journaux intimes de Maurice Garçon, d’Hélène Berr ou de Léon Werth. Vichy est resté cinq ans durant la Capitale de la France mais, dans les fictions, on a très peu utilisé le cadre historique (fin 1940-1941) et géographique de cette époque. J’ai voulu modestement et orgueilleusement m’en emparer.

Question : D’où vient ton intérêt pour le Vichy politique ?

Les Ambassadeurs où travaille Léon Barbe…

M.A. : Tout a commencé en Terminale au Lycée Jean Puy de Roanne avec mon professeur d’histoire d’alors (Mr Dieudonné). Ce fut l’année de mon éveil politique. On était à l’époque de la sortie de la France de Vichy de Robert Paxton et du Chagrin et la Pitié. Puis plus tard, vint les lectures de « Déposition » de Léon Werth et de « L’étrange défaite » de Marc Bloch. Mais ce qui a compté ce fut l’énorme bouleversement qui s’opéra en moi en découvrant tous les grands livres d’Annie Lacroix-Riz sur la guerre 39-45 et sur l’avant-guerre. Ce travail de lecture et de compréhension de ce Vichy-là fut décisif pour commencer l’écriture de ce livre. Son travail imparable sur les archives m’a fait comprendre le lien qui unissait banquiers, industriels, hommes politiques, journalistes, militaires et hommes de sang.

Enfin j’ai complété mes lectures avec des ouvrages locaux sur un Vichy 40-45 (Jean Desbordes, Thierry Wirth), des livres qui portaient sur Walter Stucki l’ambassadeur de Suisse et sur la vie quotidienne de ses habitants. De plus, je me rends souvent dans l’Allier et à Vichy en particulier. J’avais déjà en tête les visuels de Vichy 1940 (l’hôtel du Parc, les Parcs, l’hippodrome, le Sporting Club, le petit train etc) et les autres repères géographiques (Bellerive-sur-Allier, Le Mayet-de-Montagne).

Question : Ton livre se déroule de la fin 1940 à la fin 1941. Pourquoi t’être arrêté à cette courte période alors que la guerre a duré beaucoup plus longtemps ?

La période couverte par la fiction de Madani Alioua (déc 40 à déc 41)

Sans dévoiler le cours de ma fiction qui se présente sous forme d’un journal intime, mon livre ne s’arrête pas à la fin de l’année 1941 puisqu’il raconte le devenir ultérieur de tous les personnages via la postface, fictionnelle elle aussi. Mais l’essentiel de ma trame, c’est vrai, se déroule sur une année. Elle part du départ de Pierre Laval au 15 décembre 1940 et s’arrête un peu après la déclaration de guerre des Etats-Unis du 11 décembre 1941. Entretemps, de très nombreux événements se passent à Vichy.

Côté maréchaliste : la Collaboration (avec l’épisode mal connu de l’école du Mayet de Montagne), l’arrivée de l’ambassadeur américain l’amiral Leahy, celle de Darlan et de son équipe, la déclaration de guerre de Hitler à Staline, le décès d’Huntziger, les tractations souterraines des synarques, les coups tordus des cagoulards de l’hôtel du Parc.

Côté quotidien des habitants : le froid, la faim, la misère, les manifestations sportives au vélodrome et à l’hippodrome comme dérivatifs, le marché noir, la chasse aux Juifs avec les deux statuts et la création du Commissariat général aux questions juives en mars 1941 (avec le féroce Xavier Vallat à sa tête).

Ce choix d’une seule année a été imposé par le genre choisi, celui du Journal intime. Je me voyais mal ennuyer le lecteur avec des péroraisons sur quatre années. Il valait mieux resserrer le travail sur une courte période pour donner de l’intensité au texte.

Le journal de bord de Séraphin Barbe touche à son intimité. Mon héros est au crépuscule de sa vie et il s’ouvre à une écriture toute personnelle. Son histoire individuelle recoupe l’histoire nationale. Personne ne peut oublier cette guerre une seule minute. Cette guerre ne laisse personne en… paix. Elle occupe tous les esprits. Voilà le drame et voilà le sens du titre : cette guerre n’oublie personne.

Question : Quelle est plus précisément l’ambiance à Vichy à cette période ?

Pétain, Darlan, Laval devant l’hôtel du Parc.

M.A. : Ambiance ? Il faut préciser. Si c’est l’ambiance dans les hautes sphères économiques, elle tourne autour de l’amiral Darlan qui s’est entouré d’hommes placés par les industriels, les banquiers, tous aidés par la haute hiérarchie catholique, les cagoulards et le service d’ordre légionnaire de Joseph Darnand (qui le transformera en Milice). Exemples : derrière le « syndicaliste » appointé par les fonds secrets René Belin, il y a Jacques Barnaud de la banque Worms, il y a Pucheu sorti de chez la banque Worms (Japy) qui s’installe à la production industrielle, il y a Lehideux de chez Renault et des tas d’autres noms hélas peu connus mais d’une importance décisive etc.

Tout ce petit monde prolonge les échanges économiques très fructueux déjà dans l’avant-guerre (avec l’Allemagne des grands trusts sidérurgico-militaires Krupp, IG Farben qui ont besoin des mines françaises de fer, de charbon, de bauxite). Beaucoup de ces hauts fonctionnaires (dès 1941) savent que les USA gagneront la guerre mais cela n’en fait pas – comme on l’a écrit – des « vichysto-résistants ». Beaucoup restent en poste à Vichy. Certains (Darlan, Pucheu et même Couve de Murville) sentant le vent tourner vont essayer de se vendre aux Américains à Alger, Américains, qui, de leur côté, aiment beaucoup Vichy (et détestent De Gaulle). Les autres fonctionnaires, restés en poste à Vichy, tous au courant des statuts des juifs et de la chasse quotidienne aux Rouges, n’en pensent pas moins. Ils continuent de servir les nazis. Les deux à la fois : voilà ce qu’il faut comprendre.

Les écoliers de l’Allier recopient le cours de Morale quotidien…

Le populo, lui, ignore bien entendu ces tractations au sommet et le désir naissant des hautes sphères de changer juste de tuteur tout en défendant la politique de Darlan. Le populo affamé, pour une part pourchassé (juifs, communistes, francs-maçons), n’est au courant de rien si ce n’est qu’il écoute Radio-Vichy, qu’il lit le Moniteur et/ou les infâmes journaux parisiens. Les maquis tenus principalement par les FTP sont embryonnaires. Il faudra attendre 1942 (que je ne traite pas) et les mesures du STO pour voir leurs rangs grossir.

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