Marinade du jour.

MARINADE DU JOUR…

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Voilà vous savez à présent ce qu’est une marinade. Flaubert dans sa Correspondance à Georges Sand l’a ainsi superbement décrite. Marinade. Le mot est très beau mais sa réalité beaucoup moins. C’est qu’on a envie de rien faire. On se jette sur son lit. On regarde les bouquins sur les étagères. Et aussi le temps qui, dehors, vire à l’orage. On essaie de vendre son livre récemment auto-édité. Mais on sait que tous les textes, une fois rendus publics, ne nous appartiennent plus. Ils vivent leur vie. Et vogue la galère.

Et puis voilà le temps qui change à nouveau. Hop hop hop c’est une éclaircie. Mais le mental ne suit toujours pas. En fond sonore, la voix précieuse, le phrasé délicat de Joao Gilberto qui vous berce. Aguas de Março. On ne fait rien. On n’écoute même plus. C’est un autre en vous qui écoute, un autre qui bat une incertaine mesure en hochant un peu la tête. Un autre que vous. Pas vous.

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On se perd. On se cherche. On pose son regard, indifférent, sur les derniers livres lus et maladroitement empilés, ils ne sont pas loin, on tend le bras, ils sont là. On relit les beaux passages surlignés. Patrick Chamoiseau, en écho à Hind Meddeb, à Jane Sautière écrit dans Frères Migrants : «Ces misères et autres précarités qui semblent n’avoir presque aucun lien entre elles sont le symptôme de cette barbarie qu’il nous faut désigner : le paradigme du profit maximal». Peut-être aussi que ce paradigme-là a aussi à voir avec cette marinade ?

 

Une marinade qui dure plus que dix à quinze minutes. Au tour de Georges Perros Papiers Collés» trouvé en vide-grenier, sous la pluie fine, trainant par terre. La destinée de tout livre ?) un livre qui n’est pas là vraiment pour t’aider, avec ses notes sur l’aphorisme (aphorisme dont j’ai abusé cette dernière année dans mon livre) : «Notes sur l’aphorisme. Enfant méconnaissable. Plus qu’un vers, qui demande à être secouru dans son ascension, à être adopté – flatteur – l’aphorisme tombe, et – dirions-nous – est désespéré. Sans rémission. Le vers ouvre, est en pente, appelle un chant. L’aphorisme ferme. Vers liquide, aphorisme solide».

 

Et puis tous ces achats pêchés au hasard.

Blaise Hofmann écrivant sur la starlette Capucine (Editions Zoé), Capucine, actrice française, 6 Chemin de Primerose, Lausanne. Capucine suicidée toujours à Lausanne, 62 ans, se défenestrant, 12 mars 1990. Quatre mois auparavant, c’était la chute du Mur. Nelson Mendela était enfin libre. En écho consolant, «Songs of the Wind» (Santana), son meilleur album Caravanserail). Mais ça ne console de rien. Me consoler ? Non. Allez plutôt consoler le Monde autour de moi. Consoler les étoiles pour leur pluie d’été. Consoler la pluie qui ne dure pas. Consoler l’enfant à-cause-qu’il-ne -sera-pas-Petit-Prince. Consoler tant d’autres. Y a t-il quelqu’un ici qui soit fait pour ça ?

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Flaubert : «Les pensées tournent en rond. On est un peu déprimé». J’aime les constats simples de Flaubert. Quelques mots lui suffisent. Après, c’est le silence, les mots qui tournent dans la tête, qui s’effacent, qui disparaissent à jamais. Mais le blanc qui suit n’est jamais tout blanc. Toujours un mot qui réapparaît, pensées-fantômes qui resurgissent. Dans le temps, j’aurais grillé une cigarette. Toute cette vie qui passait dans un souffle de fumée. Et je me remettais à courir. J’avais vingt ans.

Mais à vingt ans, on ne sait rien de tout ce qui suivra. De la vie, du temps qui passe, de la gravité, du chemin d’autodidacte qui t’attend, des nuits où tu pleures sur tes lectures, sur ta santé, sur tes amours, tes amourettes, sur tes choix, tes absences de choix. Tu ne sais rien sur l’étendue océanique de chaque grand livre, sur ses effets, rien sur ceux qui furent tes “amis”. Tu ne sais rien jusqu’au moment où tu comprends soudainement un peu plus le Monde qui t’entoure. Tu as lu Alain Accardo sur les «prétentions hégémoniques des classes moyennes», tu as désormais des certitudes, tout allongé que tu es contre le corps chaud de Nathalie, libérale-libertaire. Tu comprends en nouvel entrant que ce monde n’est pas (fait) pour toi. Pourtant, sur sa platine, tu as découvert «Misty» de Sarah Vaughan, Léonard Cohen So Long Marianne»), tu as connu des 33 tours empruntés mais jamais rendus.

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«Des marinades, j’en ai souvent». A portée des yeux, sur l’étagère, se dessine le nom de Georges Haldas. En sentinelles bien alignées, ses livres publiés chez «L’Âge d’Homme». Ce précieux écrivain-chroniqueur fit disparaître mes complexes avec des phrases comme «Toute parole où tu n’es pas en jeu est une parole vaine». Oui, sus aux bavardages ! Voilà qu’en pensant à lui rencontré au Salon du Livre de Genève, les forces me reviennent. «Ce n’est pas moi qui pense. Des pensées me traversent. Dont je suis le premier surpris». Et encore celle-ci au fronton des Grandes Mélopées : «Ouvrir les yeux pour regarder la réalité en face. Et les fermer pour reprendre courage». Ou encore, encore, celle-ci, la plus terrible : «Pas besoin de malheur pour être malheureux. Il suffit que le temps passe».
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Mais rien n’y fait. On sombre. Je me perds. Je me tourne sur le dos, sur le côté. Pas une seule envie, pas celle, exténuante, d’écrire. Même pas essayer de. Rien. Vient du Dylan, sa voix nasillarde dans «I Want You» mais on n’écrit pas et ça ne chante pas (pour moi). J’envoie même promener ce constat : «Écrire pour ne pas sombrer. Mais le contraire aussi : c’est parce qu’on ne sombre pas qu’on écrit». On n’y croit plus.
On est loin de la fin de la marinade, de ce «Après on reprend courage». D’ailleurs, il ne s’agit pas de courage. Le courage, ce sont les frères sur bateaux en Méditerranée, les enfants d’Alep, les enragés de banlieue, les ceux qui ont peur la nuit, les celles dont le cœur saigne.
Passe alors ce vieux morceau «A Million Miles Away» du guitariste irlandais Rory Gallagher. Je reçois un mot d’une acheteuse de «Elle me disait ». J’ai bougé. Je note l’adresse. Je fais deux pas.
Penché à la fenêtre. Et toujours ces lambeaux de phrases qui sèchent dans mes pensées comme sur un fil. Ceux de Milena Jesenska. Approximativement : «Ce sont les fenêtres et non point les portes qui ouvrent sur la liberté. Le monde s’étend de la fenêtre (…) C’est dans la fenêtre que réside toute espérance de lumière, de lever du soleil, d’horizon ; c’est dans la fenêtre que se logent les désirs et les aspirations». Et d’autres, tant d’autres qui se bousculent, s’entrechoquent, se chevauchent, s’évanouissent.
Echos derniers de la guitare gallaghérienne.
« Après je reprends courage » finissait Flaubert. Je suis dans l’après.
C’est que, oui, un jour je retournerai en Irlande.

3 Responses to Marinade du jour.

  1. Robert Spire dit :

    La marinade peut tuer, de chagrin comme le poète Saint-Pol Roux en 1940, victime de la barbarie de nazis qui ont brûlé ses manuscrits (ce qui était pour lui pire que sa blessure). Sur les murs de son manoir à Camaret (avec vue marine) il avait écrit deux superbes phrases: « C’est ici que j’ai découvert la vérité du monde » et « La solitude est la multiplication de soi-même »….En 1944 cette maison a été bombardé par les alliés, la marinade jusqu’au bout comme si une puissance occulte voulut effacer des mémoires un grand poète qui avait osé réver à la création d’une oeuvre absolue.

  2. BiBi dit :

    Je ne savais pas pour Saint-Pol Roux. Dire que je suis passé (et rester un peu) à Camaret dans mon adolescence !

  3. Rémi Begouen dit :

    J’ai fait un « pélerinage » ému il y a 40 ans sur les ruines de la vaste maison isolée de Saint-Pol Roux, le site est grandiose… Mais j’ai toujours appris que c’étaient les Allemands qui avaient incendié sa maison, après avoir violé sa fille sous ses yeux… en plus de détruire ses papiers!
    Je crois qu’il en est mort très vite, en tout cas avant de l’éventuel bombardement (?) des alliés…

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