A mon réveil, le Capitalisme était toujours là.

Comment se débarrasser de la question-constat qu’un ami me posa innocemment au début de la retransmission du match de football France-Irlande au Stade de France ? «Je ne comprends pas, me disait-il, qu’un match amical de foot rassemble 80.000 personnes et que le défilé du 26 mai ne réunisse pas plus que ce nombre».

Devais-je écarter sa question en la déniant ? Non, car elle était d’importance. D’autant plus qu’écoutant Alain Badiou (entretien au MediaTV avec Aude Lancelin) quelques jours plus tard, le constat du philosophe sur le rapport des forces du présent allait dans la même direction : «L’idée fait défaut… On a affaire à des résistances, donc à des données qui tentent d’empêcher le pire, d’empêcher la dislocation complète du système social… mais ce n’est pas saisi ou resaisi dans une dimension affirmative commune. De là une certaine faiblesse». Il parlait du mouvement populaire qui donne pourtant des signes d’espoir.

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C’est vrai : comment se fait-il que les mesures d’une brutalité extrême (Loi Travail, attaques frontales contre les Services Publics, saignées présentes et attendues de la future Loi Retraite etc, toutes couronnées par des violences policières à un niveau jamais vu) n’entraîne pas – en retour de tous ces bastonnages – un raz-de-marée dans la rue ?

Peut-on se contenter de mettre uniquement en cause l’écrasant dispositif politique soutenu 24 h sur 24 par un incroyable dispositif idéologique (1) (via les Medias aux mains de nos 9 milliardaires) ? Pour quelle raison y a t-il encore des travailleurs et travailleuses, chomeurs et chomeuses qui restent sourd(e)s aux explications et continuent d’être impénétrables aux protestations justifiées, aux analyses et aux propositions de gauche (représentée par plus de 60 mouvements/associations/partis/syndicats dans la rue le 26 mai dernier) ?

 

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Remarquons déjà qu’il y a une grande oubliée dans cette mise en avant des dispositifs de production symbolique. On parle beaucoup des Medias dans la fabrication du consensus mais on ne cite guère l’Ecole. Il me semble – mais ce n’est pas l’objet ici – que c’est aussi l’«Ecole républicaine», ses verdicts scolaires, ses terribles filières corroborées par cet insupportable ParcourSup qui contribuent au consentement encore massif à l’ordre établi. Ajoutons encore qu’il y a toute cette confiance mise dans le système du parlementarisme et du présidentialisme. (2)

Et alors, pourquoi il n’y a pas beaucoup plus de monde dans les cortèges et les mobilisations ? Dans les manifs, en descendant les rues et les avenues sous les banderoles et les mots d’ordre, me viennent souvent cette interrogation et ce vague-à-l’âme inexpliqués : pourquoi tous ces badauds j’men foutistes remontant à contre-courant les défilés, pourquoi sont-ils spectateurs bras croisés et non acteurs, pourquoi ne voient-ils pas l’importance de ce qui se joue ? Il doit bien avoir une explication à cette apathie, à ce désintérêt.

Pour répondre, peut-être faut-il en passer par des idées déplaisantes et dérangeantes dans nos reflexions ? Et les reconnaître ?

– Pourfendre par exemple ces deux hypothèses, ces deux idées de «gauche» hélas toujours dans les têtes que 1. seule (nécessaire bien sur) la vraie révolution consisterait en un changement des structures objectives externes (s’attaquer à la propriété privée des moyens de production et d’échange) ou que 2. seule vaut la question éthique d’un changement et engagement personnels (ce qui laisserait intacts les fondements objectifs de la puissance temporelle capitaliste).

– Abandonner par exemple la vision enchantée du «bon peuple» ou des classes populaires (3) qui sont affectées/infectées – elles aussi – par les effets dévastateurs du Capitalisme et qui ne sont pas si éloignées des visions de la grande bourgeoisie et des élans de promotion de la petite bourgeoisie. Le Capitalisme n’agonise pas, il se fout de sa propre santé, il n’a pour but que d’infecter le Corps Social tout entier, entrer dans les corps d’une majorité de prolos, d’employés durement touchés par la crise, de petits-bourgeois insecure (4). Avec pour compagnie, ces poisons que sont le racisme, l’homophobie, les applaudissements à la chasse aux migrants, la recherche de profits de distinction, la soif de biens matériels (du dernier I-Phone à l’abonnement à MediaSpor) etc.

Tâcher d’être juste dans l’analyse, dans la compréhension du monde qui nous entoure (et de notre rapport à lui), faire jouer dans sa vie et ses pensées les théories essentielles des sciences sociales, les approfondir, tout cela ne peut se faire – toujours de façon partielle et insatisfaisante – sans se nourrir d’auteurs, de lectures, de figures pensantes. Dettes ici à Bourdieu, Alain Accardo, Frédéric Lordon, aux poètes et aux écrivains qu’il serait trop long de citer ici.

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(1) Sur Twitter, des amis-camarades me conseillent de fermer radios-télés pour que je puisse rester serein et éviter la déprime. Empêcher aujourd’hui radicalement l’irruption d’infos dérangeantes, être imperméable à l’avalanche de commentaires de chiens de garde etc dans notre cocon existentiel est impossible. Comment faire alors pour tenir debout, pour ne pas se laisser impressionner, pour garder la tête froide devant tous ces coups de boutoir de la réalité ? Seule réponse : voir sans complaisance la place que je prends dans cette réalité, clarifier et changer la part de moi-même qui est asservie au système. Bien sur, tout cela ne va pas sans aigreurs d’estomac, colères rentrées, tristesse solemnelle et… flashes joyeux.

(2) Que de croyances ! Croyance dure comme fer que le vote est le summum démocratique de la Vie politique. Croyance que l’Assemblée Nationale et le Sénat représentent les Français. Rappel : une seule ouvrière dans l’hémicycle et plus de 50% d’abstention dans les votes. Ne pas oublier ce constat objectif (hélas) : c’est le vote qui a réduit en lambeaux le Parti Communiste Français.

(3) Bien sur, pour survivre, on est dans l’obligation partielle d’accepter les concessions inévitables inhérentes à notre condition de dominés mais faut-il se résigner au pire, s’y habituer, croire aux mirages de la consommation, continuer d’osciller entre centre-droite et centre-gauche etc ? Pour une cinglante analyse, relire Michel Clouscard («Le Capitalisme de la Séduction»).

(4) Coluche sur l’appât du gain : «J’ai connu beaucoup de gens qui voulaient être riches mais pas un qui voulait être pauvre». L’adhésion de ces couches populaires ne relève pas d’un accord conscient qu’il suffirait de retourner avec de bons arguments. Il y va ici d’une analyse bourdieusienne qui demande les concepts de sens pratique, d’habitus, d’une dimension inconsciente incorporée par les agents sociaux.

13 Responses to A mon réveil, le Capitalisme était toujours là.

  1. Zap Pow dit :

    Beau billet, qui donne à penser. Je vais le garder dans mes archives et revenir dessus. Merci.

  2. Jadau dit :

    Il faut que tout le monde se pose les bonnes questions –
    Sans imaginer avoir la bonne réponse à un tout seul –
    Ou nous finirons comme l’Italie…

    Bien sûr si c’est ce que nous voulons…

    Certains sont dans l’attente.

  3. Monique Lapinte dit :

    Une analyse bien réelle de l’impact du capitalisme sur les sociétés actuelles, qui se sont laissées gangrener par des servitudes confortables, mais je reste sur ma faim quand au moyen de pouvoir éveiller et réveiller les peuples de cette torpeur accentuée par le chacun pour soi, sans même réfléchir à l’avenir de leurs enfants

  4. BiBi dit :

    @Jeannedau
    Oui pas tout seul. Mais les forces populaires pousseront à une unité. Pas d’autre solution. Pour l’instant, on a eu le 26 mai. Pour l’avenir, je ne suis pas Merlin.

  5. Bazyl dit :

    Il me semble que le régime politique, social, économique dans lequel nous vivons (le capitalisme) est ACCEPTÉ par une partie importante de la société, disons les 39%, qu’Emmanuel Todd appelle les « couches moyennes » . Bien que basée sur l’exploitation dure des couches populaires (60%) au profit d’une élite minoritaire (1%) le régime actuel fait que « ces couches moyennes » éduquées et actives, porteuses de modèles à suivre et d’idéologies trouvent un intérêt OBJECTIF à faire perdurer cette domination construite sur plusieurs étages. Et même si les critiques et les contestations émanent essentiellement de cette classe sociale, elles n’ont pas assez d’impact pour menacer la stabilité de l’édifice. C’est triste. Bien entendu, l’école comme les médias sont des vecteurs de pérennisation.

  6. Robert Spire dit :

    L’école est une « Fabrique de crétins » écrivait en 2006 un réac de gauche. Il serait plus juste de parler de fabrique de clones que le système (no alternative) pousse à performer leur « employabilité. » (A l’école des compétences d’Angélique Del Rey)

  7. AgatheNRV dit :

    N’oublions pas le chantage à la précarisation qui fait rage et la peur au ventre du chômage, excellent dissuasif à toute absence. Grosso modo, les travailleurs du privé peinent à s’absenter et ça fait un certain nombre. J’aimerais avoir l’avis du sieur Sire sur ce point

  8. Melclalex dit :

    Personnellement je suis devenu très pessimiste face à cette forme de résignation ambiante qui au fil des années a gagné la population. Je me souviens  « qu’avant » les électeurs votaient « pour » y’a pas contre. On s’aperçoit depuis quelques élections que le vote devient une manière de rejeter l’autre. En 1981 pour la 1ère fois depuis la Vème constitution la gauche gagnait, et je m’an souviens très bien, on ne votait pas contre Giscard mais pour Mitterrand …. mais au fil des scrutins et il faut le dire de déceptions en désillusion ce vote positif c’est transformé en vote négatif ou carrément en abstention. Il faut dire que l’on a l’impression que les gouvernants nous maintiennent dans une crise économique majeure depuis des décennies avec un chômage galopant. Rien n’y fait, droite ou gauche le résultat est identique sauf les méthodes et évidemment les orientations économiques qui sont plus libérales d’un côté que de l’autre. Alors de mon point de vue il ressort comme un ras le bol des « vrais gens » qui soit ne votent plus, (ceux de gauche se sentant trahis par le PS et pas assez convaincus par Mélenchon et ceux de droite oscillent entre Le Pen et leur camp), qui soit vote Le Pen … car on ne va pas se raconter d’histoire, sans les républicains de gauche (ou supposé comme tel) Macron n’aurait pas gagné. Bref je ne crois pas à un possible réveil révolutionnaire des citoyens de notre beau pays, ils se laisseront porter par l’un ou l’autre, ronchonneront à propos telle mesure et se féliciteront d’une autre. J’ai mon panel personnel constitué de mes collègues de bureau (classe moyenne CSP-) et c’est exactement ce qui se passe, il râlent à propos de la suppression de l’ISF et applaudissent aux mesures concernant la SNCF et les futurs modifications concernant les retraites et de ce fait si je transpose à la population j’imagine mal « ce peuple » monter des barricades et prendre quelques Bastilles ici ou là.
    Bises Bibi

  9. Robert Spire dit :

    Il semble que le pire soit notre proche avenir, entre l’imbécillité des uns et l’irresponsabilité des autres. Les orientations politiques actuelles sont des impasses et les nouvelles réalités et nouvelles solutions sont ignorées ou du moins étouffées par « l’esprit » du capitalisme (voir Veblen, Gorz, Boltanski, etc…le sujet a été moult fois traités).

    Compte tenu des réalités, les seules « révolutions » en cours sont nationalistes et individualistes, issues principalement de l’indémodable théorie du bouc-émissaire. Les théoriciens de gauche devraient se mettre à l’heure du numérique et des droits de la personne en une époque où des millions de gens basculent dans la précarité. Plutôt que résister et perdre sur la défense de statuts de salariés dans le système capitaliste, les écologistes et le mouvement social devraient s’accorder sur une alternative viable d’institutions contre la division du travail qui emporterait l’adhésion du plus grand nombre…sauf qu’on en est loin.

  10. BiBi dit :

    @melclalex
    Pas forcément d’accord avec ce « il faut qu’ils se réveillent ». D’abord parce que bcp ne dorment pas. Quant à ceux/celles qui ne sont pas réveillés, il faut les écouter car ils parlent beaucoup et ils disent des choses très intéressantes quand ils parlent… dans leur sommeil.
    Il y a quelques décennies que mes croyances et mes désirs de « prendre quelques Bastilles » se sont évanouis. Mais je garde en dedans une volonté de lutte, de ferrailler contre ces Puissants et ces valets. C’est que même le désespoir peut faire vivre (mieux).

  11. BiBi dit :

    @RobertSpire
    Que mes passions me portent au dézingage des imbéciles et des irresponsables, oui. Bien entendu, c’est une goutte d’eau dans un Océan. Et même cette goutte d’eau ne fera jamais déborder le Vase des Puissants. Mais quoi, on aura toujours la consolation de leur botter le Q une fois ou deux.

  12. Robert Spire dit :

    Bibi, l’important est de rester passionné et de transmettre car comme le disait Victor Hugo, « le vent de l’Histoire » (ou pour les marxistes, la lutte des classes) soufflera encore longtemps.
    Malgré le désespoir, les suicides, les combats perdus de la gauche tiennent moins au manque de combativité des militants qu’à l’absence cruelle d’une vision politique et stratégique à la hauteur de l’hégémonie des capitalistes:
    https://blogs.mediapart.fr/francois-bernheim/blog/141117/michel-feher-investit-lavenir

    C’est la grande leçon de Mai 68, les trés nombreux libertaires et révolutionnaires anonymes n’ont pas fait carrière. Les petits chefs « intellos » bourgeois et pseudo marxistes ont rempli les rangs du MEDEF et des directions des partis:
    https://www.youtube.com/watch?time_continue=306&v=ht1RkTMY0h4

    « Quelques jours après la fin de la grève un tout petit film — La Reprise du travail aux usines Wonder — avait montré le cri du cœur d’une ouvrière qui fustigeait avec une violence verbale inégalée son refus de retourner dans l’enfer quotidien de son travail. Mais ce cri, qui était celui de toute une classe d’exploités, exprimait aussi, pour tous ceux qui avaient vécu une sorte de paradis temporaire de relations sociales, un certain désespoir de voir qu’il disparaissait peut-être à jamais, ne laissant qu’une nostalgie profonde, un lancinant souvenir d’émotions jusqu’alors inconnues. » (Henri Simon: https://lavoiedujaguar.net/Ce-fut-aussi-cela-Mai-68)

  13. AgatheNRV dit :

    Les commentaires habillent parfaitement les billets

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