Jacques Brel (interview 1972).

BiBi ouvre le n° 64 de Rock et Folk. Mai 1972. Il s’attarde sur le climat musical d’alors avec le classement des douze musiciens élus par les lecteurs du Magazine (en douze catégories). Sur les groupes, ça donnait : Who/Pink Floyd/Stones/Doors/Crosby, Stills, Nash and Young. Sur les chanteurs, Jim Morrison, décédé un an plus tôt, était devant Mick Jagger. Sur les chanteuses, Janis Joplin devançait Grace Slick des Jefferson Airplane. En compositeur et musicien de l’année, Zappa passait devant Neil Young et l’album de l’année était LA Woman des Doors, suivi de Who’s Next, Led Zep IV, Four Way Street et Sticky Fingers des Stones.

Plus loin, fait rarissime, Jacques Vassal faisait une interview de Jacques Brel. Émouvante. En voici des extraits.

Quel souvenir gardez-vous de «L’Homme de la Mancha» ?
– Un très bon souvenir. J’ai maigri de 9 kilos parce que c’est fatigant mais c’est passionnant : ça m’a apporté ce que j’en espérais.
Avez-vous eu l’occasion d’écrire quelques chansons depuis que vous n’enregistrez plus ?
– Non, non.
Pas le temps ou pas le goût ?
– Pas envie : ce qui est une raison fantastique, vous savez… ah oui : avoir envie, c’est la seule raison intelligente que je connaisse ; ne pas avoir envie, c’est l’autre raison intelligente que je connaisse.
Est-ce que vous avez l’intention d’écrire d’autres chansons ou de réenregistrer un jour ?
– Je ne sais pas, vraiment pas. Pas dans les deux heures qui viennent, en tous cas. Vous savez, c’est important, vivre, faut pas… c’est vachement autre chose que «faire ce qu’on doit faire». Ce qui compte, c’est le bonheur. (…) Honnêtement, ça fait des années que je n’ai plus entendu de chansons. J’avoue n’écouter pratiquement que France-Musique et des disques classiques parce que j’aime tellement Schubert ou des choses comme ça (…) Vous savez, quand j’écrivais mes chansons, je me faisais quand même pas mal éreinter, il ne faut pas vous tromper. Parce que c’est complètement anachronique.
Trop en avance ou trop en retard ?
– Bah, je n’en sais rien, moi.
Qu’est-ce que les gens disaient par exemple ?
– Des critiques du genre : «Mr Brel est Belge, il y a de très bons trains pour Bruxelles, il peut rentrer chez lui». Je me souviens de choses comme ça.
Je me souviens d’une photo de vous avec les Beatles.
– Oui, à Londres. Je les avais rencontrés par hasard.
Vous aimez leur musique ?
– Oui, je trouve ça bien. On y retrouve des harmonies que Gabriel Fauré employait à la fin du siècle passé, et ça n’est pas mal. J’ignore s’ils l’ont fait exprès, mais c’est bien. Non, je le dis sans plaisanter ; c’est bien que la musique des variétés arrive à des choses comme ça.
Il y a souvent l’échec et la révolte dans vos chansons. Ce n’est pas contradictoire ?
– Non : l’échec n’est pas une obsession, c’est un constat. Comme on constate que l’on a deux pieds, moi je constate que l’échec fait partie de la vie ; et que ne pas savoir que l’on va à l’échec, croire que la vie va se passer comme un cadeau, rend infirme, est une énorme faute. Il faut pouvoir prendre d’énormes claques dans la gueule. Alors la révolte et l’échec, ça ne me paraît pas contradictoire, ça me paraît logique.
Qu’est-ce que c’est la chose politique ?
– La chose politique ? C’est l’amour, ouais. Alors, on peut lui donner tous les noms du monde, mais c’est l’amour : un homme de gauche, c’est un homme qui a de l’amour pour les autres ; un homme de droite, c’est un homme qui a de l’amour pour lui.
Vous parlez de charité et de la générosité, rejetant la première, adhérant à la seconde. Quelle distinction faites-vous ?
– La charité, c’est un devoir d’état ; je crois que c’est comme ça qu’on l’appelle. La générosité, c’est une folie. (…) Je ne suis pas un individu intelligent : je suis un individu courageux mais pas intelligent. Et je laisse aux lâches le soin d’être intelligents. C’est comme ça : je suis un imbécile, et content de l’être. (…) Je crois qu’être imprudent, c’est une vertu, mais je ne peux pas le démontrer. Je dis à des gens de 20 ans : «Soyez imprudents» ; ils me répondent pourquoi, et je leur réponds «je ne sais pas». Je suis incapable… d’ailleurs, personne n’est assez intelligent pour expliquer pourquoi il faut être imprudent ou prudent. On ne peut donner que des pulsions, on ne peut pas donner d’explications. Ou alors, la seule explication qu’on puisse donner aux autres, c’est sa manière de vivre. C’est la seule ».

Au moment de l’interview, Jacques Brel a 43 ans et il réalise son film «The Far West» qui sera un échec. Deux ans plus tard, il abandonne le spectacle et part en voilier pour Les Marquises. Il décèdera six ans après cette interview et se fera enterrer aux Marquises, pas loin de la tombe de Paul Gauguin.

4 Responses to Jacques Brel (interview 1972).

  1. dominique dit :

    Bon billet ! : Pink Floyd / Stones/ Doors / Young.
    Pffff les meilleurs dans leur style non ?

  2. BiBi dit :

    @dominique
    LA Woman était l’album mérité de cette année. Sur mon 33t, un ravin à la place du sillon, tellement le saphir avait creusé.
    Et Who’s next n’était pas trop mal avec ce superbe morceau « BaBa O’Riley ».
    Oui, belle époque avec des groupes singuliers et de la Zizique créative.

  3. Zgur_ dit :

    Merci pour cette interview, bigrement intelligente, quoi qu’en dise Brel.

    Zgur_

  4. areuh dit :

    pareil que Zgur. En plus l’année de mes 20 ans…

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