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Histoire. Littérature. Vichy 1940-41. (2)

Après le départ de Pétain de l’hôtel du Parc,
une rue de Vichy…

Dans ce second billet, Pensez BiBi poursuit son entretien avec Madani ALIOUA pour son livre « LA GUERRE N’OUBLIE PERSONNE » qui vient de paraître aux Editions L’Harmattan. Ce livre a le Vichy 1940-41 comme toile de fond, un Vichy dont les effets se font sentir jusqu’à aujourd’hui.

La première partie de cet entretien peut se lire ici.

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Question : Ton travail n’est pas une démonstration directement politique même si on sent que ton fonds historique a été très travaillé. Tu restitues bien toute une ambiance méconnue de Vichy à travers les affres de ton personnage principal : Séraphin Barbe, ouvrier imprimeur descendu de Paris.

A gauche : les locaux du Ministère de l’Intérieur à Vichy.
A droite : Pétain et le Docteur Ménétrel, fidèle du Maréchal, antisémite et distributeur des fonds secrets

Madani Alioua : Au 17 décembre 1940, mon personnage principal, Séraphin Barbe, entreprend d’écrire au jour le jour ce journal de bord sans trop savoir pourquoi (Qu’est-ce qu’écrire ? Pour quelles raisons s’y met-on ?). Ce n’est pas un intellectuel mais il a beaucoup fréquenté les livres et leur fabrication.

Sa vie professionnelle (il a été ouvrier-imprimeur), familiale (mère décédée dans les faubourgs parisiens, frère mort en 1917), sentimentale (Hélène son Amour) sont derrière lui. A Paris, son métier, exercé dans deux imprimeries (Imprimerie Lang et imprimerie de Crimée), lui a permis de rencontrer et de critiquer férocement tout un tas d’écrivains de haut rang et de bas étage, des journalistes de l’avant-guerre qui rappellent les Zemmour et les Enthoven d’aujourd’hui. Je laisse le lecteur découvrir ce que mon héros fera de ce petit monde obscène.

Fin 38, Séraphin Barbe rejoint donc Léon son neveu à Vichy et s’installe chez lui, dans une maison limitrophe à Vichy. Léon, orphelin de père et mère, travaille aux Ambassadeurs, lieu privilégié pour des rencontres entre hauts fonctionnaires français et étrangers. Là, en oreille attentive, il recueille des informations inconnues du « grand public », infos que son oncle Séraphin consigne dans son Journal.

Question : Pour ton héros Séraphin Barbe, l’amitié est importante aussi.

M.A : Oui. Séraphin parle beaucoup de ses deux amis. Il y Paulo l’Italien (malmené par des ultras vichyssois au moment où on apprit que Mussolini s’était joint à Hitler) et Rimbe qui travaille au dispensaire de La Pergola. Cet infirmier permet de calmer les douleurs de Séraphin par les médocs qu’il y subtilise. C’est avec eux et Léon que Séraphin Barbe va se retrouver dans une histoire qui touche au cœur du gouvernement vichyste, de ses hauts fonctionnaires et de ses hommes de sang.

Question : La grande bascule de ton histoire, c’est l’apparition de ton héroïne Marie Vigan.

M.A. : Séraphin Barbe a peu d’occupations hormis celles du populo : manger, dormir, se ravitailler, se chauffer, se soigner. C’est à travers le carreau de sa fenêtre qu’il va voir passer un premier matin puis quotidiennement une inconnue, jeune femme blonde, à bicyclette. Elle se nomme Marie Vigan et travaille au Service de l’Information de Paul Marion.

A partir de là, mon histoire et son terrible quotidien (faim, froid, ravitaillement) se dédouble en se parant des attributs d’un roman noir.

Beaucoup d’interrogations vont en effet porter sur le passage quotidien de cette jeune fille et sur cette soirée du 15 août 1941, date d’une importante réunion sportive au vélodrome de Vichy.

Question : Sans dévoiler la fin de ton livre, ta postface est plutôt une bonne trouvaille. Elle vient donner une hauteur supplémentaire à ta fiction historique.

Vichy. 1er nov 1941. La « Journée du Souvenir ».

M.A. : Il fallait porter plus loin cette histoire avec un dernier témoignage. Cette postface m’autorisait à continuer de parler de notre histoire nationale et d’évoquer les effets de Vichy post-période 1945. Bien sûr, ce sera à chacun de faire des correspondances avec la période actuelle. On pourra s’arrêter par exemple sur les épisodes tragiques du Maquis du 14 juillet (né en 1942 dans la forêt de Tronçais) ou encore sur un de mes personnages s’entretenant avec le philosophe Vladimir Jankélévitch deux années après-guerre, grand philosophe qui n’hésita pas à parler des amis français du Docteur Goebbels sur le retour et qui augura entre crainte et colère, dès 1948, que demain, la Résistance devra se justifier pour avoir résisté. Quand tu disais tout à l’heure que mon livre n’était pas « directement politique », cela m’a fait penser à cette parole de Bertolt Brecht : « Dire à un homme politique : « Défense de toucher à la littérature » est ridicule. Mais dire à la littérature « Défense de toucher à la politique » est inconcevable ».

Question : Dans ton rêve à qui voudrais-tu adresser ton livre ?

Vichy.
En haut : Pétain devant l’hôtel du Parc.
En bas : Pétain et Weygand à l’hippodrome.

M.A. : Il y a le rêve de l’idéaliste qui croit qu’il écrit pour tout le monde. C’est un leurre bien sûr. Idéalement, mon livre s’adresse d’abord à ceux qui comprennent la langue française (rires) jusqu’à ce qu’il… soit traduit dans une autre langue (rires-bis) ! Il s’adresse à des profs d’histoire de classe terminale ou d’université qui aimeraient aider leurs élèveset étudiants à comprendre autrement Vichy. Dans la jeunesse d’aujourd’hui, on voit tellement d’errements dûs aux ratés d’une transmission générationnelle ! Mon livre espère être une petite lumière qui éclaire la terrible Nuit brune des années 40 en France. Il pourrait aussi toucher un lectorat habitué des intrigues de roman noir ou encore des citoyens lambda avides de réfléchir et d’en découdre avec cette période. Un lectorat d’hommes et de femmes qui aime tout simplement la littérature et l’histoire, toutes choses qui font lien avec les questions actuelles qui se posent aujourd’hui de façon si aigüe.

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Le livre peut se commander dans n’importe quelle librairie. Sur le site de L’Harmattan aussi (en version livre au prix de 14,50 euros et en version numérique à 10,99 euros). Vous pouvez même en lire… une dizaine de pages sur les 140 ici.

Histoire. Littérature. Vichy 1940-1941 (1)

On donne un coup de main à Madani ALIOUA, l’auteur de ce roman historique sans concession sur le Vichy 1940-41, un Vichy de la Collaboration très rarement mis en fiction. Un livre original, punchy, prenant et surprenant au titre de « LA GUERRE N’OUBLIE PERSONNE ». Sa publicité ne passera pas par les instances de consécration (Monde des Livres, Busnel ou Trapenard). Et c’est une chance. Pensezbibi a beaucoup aimé ce roman à l’écriture incisive. Il va s’y arrêter en s’entretenant en deux billets avec l’auteur.

Part 1. Le livre peut se commander dans n’importe quelle librairie. Sur le site de L’Harmattan aussi (en version livre au prix de 14,50 euros et en version numérique à 10,99 euros). Vous pouvez même en lire… une dizaine de pages sur les 140 ici.

Question : Une fiction avec Vichy fin 1940-1941 comme toile de fond ce n’est pas courant… 

En haut : L’Opéra où fut proclamé la fin de la IIIème République.
En bas : vue du Pont de Bellerive.

Madani Alioua : C’est vrai, j’ai trouvé peu de fictions avec le Vichy de la Collaboration en toile de fond. A part le « 1941 » de l’académicien Marc Lambron (une bleuette entre un haut fonctionnaire de l’hôtel du Parc et une beauté résistante), un Remo Forlani qui écrit sur Vichy via une version supposée rigolote (« Emile à l’Hôtel »), des souvenirs personnels de Wanda Vulliez (« Vichy la fin d’une époque »), les auteurs.trices ont déserté la ville de Vichy et ont privilégié le Paris occupé ou la campagne provinciale. On a tous lu les romans de Modiano, le Sac de Billes, croisé du Robert Sabatier, on est tous tombé sur les journaux intimes de Maurice Garçon, d’Hélène Berr ou de Léon Werth. Vichy est resté cinq ans durant la Capitale de la France mais, dans les fictions, on a très peu utilisé le cadre historique (fin 1940-1941) et géographique de cette époque. J’ai voulu modestement et orgueilleusement m’en emparer.

Question : D’où vient ton intérêt pour le Vichy politique ?

Les Ambassadeurs où travaille Léon Barbe…

M.A. : Tout a commencé en Terminale au Lycée Jean Puy de Roanne avec mon professeur d’histoire d’alors (Mr Dieudonné). Ce fut l’année de mon éveil politique. On était à l’époque de la sortie de la France de Vichy de Robert Paxton et du Chagrin et la Pitié. Puis plus tard, vint les lectures de « Déposition » de Léon Werth et de « L’étrange défaite » de Marc Bloch. Mais ce qui a compté ce fut l’énorme bouleversement qui s’opéra en moi en découvrant tous les grands livres d’Annie Lacroix-Riz sur la guerre 39-45 et sur l’avant-guerre. Ce travail de lecture et de compréhension de ce Vichy-là fut décisif pour commencer l’écriture de ce livre. Son travail imparable sur les archives m’a fait comprendre le lien qui unissait banquiers, industriels, hommes politiques, journalistes, militaires et hommes de sang.

Enfin j’ai complété mes lectures avec des ouvrages locaux sur un Vichy 40-45 (Jean Desbordes, Thierry Wirth), des livres qui portaient sur Walter Stucki l’ambassadeur de Suisse et sur la vie quotidienne de ses habitants. De plus, je me rends souvent dans l’Allier et à Vichy en particulier. J’avais déjà en tête les visuels de Vichy 1940 (l’hôtel du Parc, les Parcs, l’hippodrome, le Sporting Club, le petit train etc) et les autres repères géographiques (Bellerive-sur-Allier, Le Mayet-de-Montagne).

Question : Ton livre se déroule de la fin 1940 à la fin 1941. Pourquoi t’être arrêté à cette courte période alors que la guerre a duré beaucoup plus longtemps ?

La période couverte par la fiction de Madani Alioua (déc 40 à déc 41)

Sans dévoiler le cours de ma fiction qui se présente sous forme d’un journal intime, mon livre ne s’arrête pas à la fin de l’année 1941 puisqu’il raconte le devenir ultérieur de tous les personnages via la postface, fictionnelle elle aussi. Mais l’essentiel de ma trame, c’est vrai, se déroule sur une année. Elle part du départ de Pierre Laval au 15 décembre 1940 et s’arrête un peu après la déclaration de guerre des Etats-Unis du 11 décembre 1941. Entretemps, de très nombreux événements se passent à Vichy.

Côté maréchaliste : la Collaboration (avec l’épisode mal connu de l’école du Mayet de Montagne), l’arrivée de l’ambassadeur américain l’amiral Leahy, celle de Darlan et de son équipe, la déclaration de guerre de Hitler à Staline, le décès d’Huntziger, les tractations souterraines des synarques, les coups tordus des cagoulards de l’hôtel du Parc.

Côté quotidien des habitants : le froid, la faim, la misère, les manifestations sportives au vélodrome et à l’hippodrome comme dérivatifs, le marché noir, la chasse aux Juifs avec les deux statuts et la création du Commissariat général aux questions juives en mars 1941 (avec le féroce Xavier Vallat à sa tête).

Ce choix d’une seule année a été imposé par le genre choisi, celui du Journal intime. Je me voyais mal ennuyer le lecteur avec des péroraisons sur quatre années. Il valait mieux resserrer le travail sur une courte période pour donner de l’intensité au texte.

Le journal de bord de Séraphin Barbe touche à son intimité. Mon héros est au crépuscule de sa vie et il s’ouvre à une écriture toute personnelle. Son histoire individuelle recoupe l’histoire nationale. Personne ne peut oublier cette guerre une seule minute. Cette guerre ne laisse personne en… paix. Elle occupe tous les esprits. Voilà le drame et voilà le sens du titre : cette guerre n’oublie personne.

Question : Quelle est plus précisément l’ambiance à Vichy à cette période ?

Pétain, Darlan, Laval devant l’hôtel du Parc.

M.A. : Ambiance ? Il faut préciser. Si c’est l’ambiance dans les hautes sphères économiques, elle tourne autour de l’amiral Darlan qui s’est entouré d’hommes placés par les industriels, les banquiers, tous aidés par la haute hiérarchie catholique, les cagoulards et le service d’ordre légionnaire de Joseph Darnand (qui le transformera en Milice). Exemples : derrière le « syndicaliste » appointé par les fonds secrets René Belin, il y a Jacques Barnaud de la banque Worms, il y a Pucheu sorti de chez la banque Worms (Japy) qui s’installe à la production industrielle, il y a Lehideux de chez Renault et des tas d’autres noms hélas peu connus mais d’une importance décisive etc.

Tout ce petit monde prolonge les échanges économiques très fructueux déjà dans l’avant-guerre (avec l’Allemagne des grands trusts sidérurgico-militaires Krupp, IG Farben qui ont besoin des mines françaises de fer, de charbon, de bauxite). Beaucoup de ces hauts fonctionnaires (dès 1941) savent que les USA gagneront la guerre mais cela n’en fait pas – comme on l’a écrit – des « vichysto-résistants ». Beaucoup restent en poste à Vichy. Certains (Darlan, Pucheu et même Couve de Murville) sentant le vent tourner vont essayer de se vendre aux Américains à Alger, Américains, qui, de leur côté, aiment beaucoup Vichy (et détestent De Gaulle). Les autres fonctionnaires, restés en poste à Vichy, tous au courant des statuts des juifs et de la chasse quotidienne aux Rouges, n’en pensent pas moins. Ils continuent de servir les nazis. Les deux à la fois : voilà ce qu’il faut comprendre.

Les écoliers de l’Allier recopient le cours de Morale quotidien…

Le populo, lui, ignore bien entendu ces tractations au sommet et le désir naissant des hautes sphères de changer juste de tuteur tout en défendant la politique de Darlan. Le populo affamé, pour une part pourchassé (juifs, communistes, francs-maçons), n’est au courant de rien si ce n’est qu’il écoute Radio-Vichy, qu’il lit le Moniteur et/ou les infâmes journaux parisiens. Les maquis tenus principalement par les FTP sont embryonnaires. Il faudra attendre 1942 (que je ne traite pas) et les mesures du STO pour voir leurs rangs grossir.

Cliquez ici pour suivre la seconde et dernière partie de l’entretien.