Category Archives: Les Fictions BiBi

« Elle me disait… (23) ».

DDD NN

Un jour nous avions pris le train ensemble. Pour  rejoindre je ne sais plus qui, je ne sais plus où. C’était la première fois, pour elle, pour moi. Sur la banquette du compartiment, mes pieds ne touchaient pas le sol. Nous avions eu peur au démarrage du train et plus encore lorsqu’il fut à grande vitesse. Je serrais très fort sa main. Nous avons parlé tout bas du futur, de quand nous serons vieux, du corps que nous aurons, des rides que j’aurais, des vergetures qu’elle aura (elle m’assura que les hommes les confondent avec des initiales inconnues). Je n’osais demander ce qu’étaient des «vergetures» et je fis mine de comprendre en hochant bêtement la tête. Elle avait surtout insisté pour parler des forces qui manquent à tous les corps usés par la vie. Je lui ai demandé comment elle savait tout ça et d’où lui venaient tous ces sujets de conversations. Le bruit du train sur les rails, grincements à l’arrivée, avait couvert sa réponse.

Je me souviens qu’à la sortie de la gare, trois jeunes garçons bien nippés étaient montés dans un taxi et que de rage, elle les insulta. «Un jour, c’est sur, j’écrirais un livre». Je n’osais l’interrompre. «J’écrirais sur ces injustices fondamentales». Elle me fixa durement: «Ne comprends-tu pas ? La marche à pied pour nous. Le taxi pour eux». Et pendant les kilomètres qui suivirent, elle parla surtout au vent, aux arbres, au blé qui ondulait délicieusement dans les champs.

Train

ELLE ME DISAIT… (22)

Disait 22

«Ce que je sais, c’est que, pour rester vivant au milieu du bûcher, être fidèle au feu qui m’embrase, c’est que, pour toucher au centre de gravité de la lectrice que tu es, mes phrases ont besoin simultanément de ta tendresse et de mon désespoir. En réciproque aussi. Sous l’écroulement de notre prime jeunesse, gardons plus que jamais des forces vives, des pierres brûlantes, des cendres chaudes. Mystère, Beauté de nos Vies à reconstruire, à remettre en partage».

J’aurais voulu lui envoyer ce petit texte. Mais toute cette histoire n’est qu’une histoire toute d’inventions. Invention de toutes pièces que ces marches du bord de mer, ces longues parties de volley, invention que ces arrêts sur le sable, cette montée au sommet des dunes, ces paroles à la sauvette, invention toutes ces biffures régulières sur les pages et rêve, rêve, rêve que cet Incipit impossible, Elle me disait.

De l’esbroufe pour se donner le change et mettre un pied devant l’autre, de l’esbroufe pour sortir indemne des pesantes nuits noires et repasser une fois de plus à la lumière du petit matin. Des inventions, de l’esbroufe qui nous pousse à remettre ça encore et encore, jour après jour. Restent – dérisoires – ces apostrophes, cette multitude de lignes zébrées. D’où viennent-elles ? D’où viennent-elles ? D’où sortent-elles ? Qui les envoie et qui les dépose ?

*

« Elle me disait… » (21)

laura_osswald 21

Elle ne me répond plus. Elle a surement dévalé sa dune. Elle est passée de l’autre côté, a probablement tourné la page et poursuivi sa route. De mon côté, je n’ai rien trouvé d’autre. Rien d’autre que ses propos incisifs d’antan consignés, répertoriés dans mes carnets. Je crois que ce sera tout.

Mais devant son insupportable silence, (elle s’est évanouie, elle s’est définitivement effacée, pas de doute), m’est advenu une idée un peu folle, une idée pour me donner le change, pour continuer de rêver aux bords de mer que nous longions, aux sables piétinés de bon matin sur cette plage océanique.

Rêver encore. Continuer de rêver. Prolonger ce rêve avec cette seule idée d’écrire à mon tour, en inventant ce qu’elle aurait pu dire, ce qu’elle aurait pu me dire.

Hier pendant nos marches du littoral.

Aujourd’hui en sa compagnie jusqu’au sommet de sa dune.

Elle me parle toujours. Dans le vent sifflant, sur mon écran muet, elle continue de me dire. Même partie, elle n’arrêtera jamais. Concentré, toujours sous sa dictée. J’écris, j’écris, je reste son scribe. Aucun doute : ça ne s’arrêtera jamais.

*

Elle me disait… (18).

Elle me disait 18

Cette fois-ci, elle n’a pas parlé. Elle m’a envoyé ce mail énigmatique : «J’écris. A contrecœur. Mais j’écris». Bien sur, j’attends la suite pour savoir ce qu’elle écrira. De la poésie ? De la prose, du roman ? Des nouvelles ? Ou tout ça à la fois ? Et lorsque je la reverrais que pourrait-elle désormais me dire ? Parlera t-elle encore ? Me donnera t-elle à lire ce qu’elle ne dira plus ?

De mon côté, lui avouerai-je que j’ai consigné – depuis de si longues années – ses paroles ? Que j’ai noté scrupuleusement le moindre de ses propos ? Que j’ai vécu – aussi longtemps que je m’en souvienne – à l’ombre de ses phrases ? Et si, avec un incertain courage, j’ose les lui donner à lire, les reconnaîtra t-elle comme siennes ? Il est probable alors qu’elle viendra me dire «Mais non, tout cela, est de toi», «Tout cela t’appartient».

Mais non, non, elle ne le dira pas car elle sait très bien que dans le Royaume de l’écriture, il y a dépossession continuelle, que la propriété c’est du vol, qu’on n’y est pour pas grand-chose, que chaque écrivant n’y est pour presque personne. Elle sait depuis toujours qu’en écrivant, chacun a chapardé à droite et à gauche, a picoré sans autorisation, a braqué des banques, que chacun a pillé sans vergogne, a truandé, copié, fait du chantage, s’est avancé masqué et sans scrupules. Voleurs, voleurs que nous sommes tous depuis le premier mot jusqu’à notre dernier.

«J’écris. A contrecœur. Mais j’écris». Son mail inaugure une nouvelle étape, s’ouvre vers de nouveaux chemins. Elle a choisi d’écrire. A contrecœur. 

Jusqu’ici, je faisais le scribe. Aujourd’hui, elle écrit. Elle ne me dira plus rien.

Que vais-je devenir ?

Elle me disait … (17)

Elle 17

Ce sont des souvenirs de jardin qui me reviennent. Et des interrogations. Parlait-Elle à ses fleurs, aux graines qu’elle semait ? Pourquoi restait-elle si longtemps agenouillée devant le basilic ou la marjolaine ? Pourquoi se perdait-elle dans la contemplation de la sauge en fleur, des feuilles d’origan, des branches de thym ?

Son jardin : à la fois lieu des plus grands périls et de son intimité, transformé en carré déserté, laissé en jachère avant de redevenir, jours ou semaines d’après, terreau retourné, émietté, cajolé, très précautionneusement arasé. De minuscules sentes quadrillaient son territoire. Les arpentant à petits pas, Elle se métamorphosait alors en danseuse sautillant dans la brise, en acrobate légère livrée à un impensable bonheur.

Cela faisait si fort contraste avec ces instants où, inexplicablement furieuse, elle piétinait sans vergogne ses fleurs, saccageait ses plants en maudissant la terre entière ! Dans le liseron de ma mémoire, l’épiant de la porte de derrière, je la vois encore tomber à genoux, s’accrochant au grillage, sanglotant infiniment dans le carré des herbes folles.

«Mes pensées, murmurait-elle, jardinent avec la Mort». Citait-elle là un des poètes qu’elle affectionnait ? Allait-elle cesser de rire dans ses larmes ? Mais tout cela, soir tombant, avait-il vraiment existé ? Avais-je vraiment entendu ces cinq mots qu’elle scandait dans les allées, litanie, leitmotiv de ces crépuscules noués entre soupirs et cris à la lune : «Terribles, terribles sont les Temps présents» ?