Corps lassés, corps enlacés.

Ils nous touchent et ils nous dérangent. Parmi les  milliers de photographies dont le Monde nous bombarde, ce cliché ne peut que nous retenir et nous faire vaciller. Une « belle » photo est une photo qui nous laisse dans l’indécidable. Vous l’avez vue et c’est déjà trop tard. Pourtant, pour ce couple, il n’est pas trop tard. Il est encore tôt : ils sont dans ce temps d’aube crépusculaire, temps au cours duquel, certes, le temps a fait son Œuvre (son chef d’œuvre ?) mais BiBi est sûr qu’ils transformeront ce Temps en Minutes heureuses, en journées ensoleillées, en Épilogue enchanteur. Car il leur reste ces quelques années, ces quelques années-tendresse devant eux, toutes en raccourcis et en éternité, il leur reste ces moments insolents et à peine désespérants, il leur reste cette Force amoureuse plus forte que Tout, cette Énergie solaire que d’aucuns – hélas – ne connaitront jamais, n’auront jamais connue.

On ne peut pas revendiquer haut et fort ce cliché, on ne peut pas l’exposer au Salon, l’afficher en cuisine ou dans nos corridors. Dans une salle de  bains (peut-être ?) Plutôt dans une alcôve  pour les regards à la dérobée. Il n’y a aucune chance pour qu’on envoie le cliché en carte postale, qu’on le fasse voir à ses enfants en ce jour de Fête des Mères ou qu’on le sorte dans une soirée entre amis. Tendresse de corps vieillissants, promis à la décomposition proche et lointaine, tendresse qui se double d’une détresse non-dite, à peine murmurée. Il n’y a pas de dernier mot (nul ne le détient),  il n’y aura que les jours derniers (Tout le Monde les vivra terriblement).

Cette photo est en miroir. A chacun de s’y mirer.

C’est que le Temps devient notre, votre adversaire. Si l’on peut échapper à l’Espace  (les fous remplissent les asiles). Au Temps, nul n’échappe, nul n’échappera. Ni eux, ni vous, ni moi .

Cette beauté photographique est dans le paradoxe. Vous avez envie d’écrire dessus mais, dans les profondeurs, votre main tremble sur le papier, vos yeux ne distinguent plus les touches du clavier. Le cliché vous tient, vous retient. Dans cet entrelacs, cet entrelacement, il y a un apaisement inouï qui pourrait faire peur.

Les choses « artistiques » changent parfois notre vie de fond en comble. Regardez les secousses que sont  « Le goût de la Cerise« , le film d’Abbas Kiarostami, le Don Quichotte, « La Nuit étoilée » de Van Gogh. Alors, tout ce qui touche à votre vie vous emportera et vous ne serez plus jamais jamais jamais plus jamais le même.

Ici, c’est toi, l’Homme qui enlace : tu n’es déjà plus du tout du tout le même. Le Temps t’est devenu une denrée rare. Tu ne fais plus semblant d’aimer : tu aimes. Enfin. Sans arrière-pensées, littéralement et en tous sens(ations).

Alors pour sauvetage, pour dernière éclaircie,tu embrasses, tu enlaces cet Alter Ego, cette Autre, cette Bien Aimée qui, tête enfouie au creux de ton épaule, fait miracle.

Pour BiBi, c’est la Bien Aimée qui sauve la Vie du Cliché pour en faire une photo.

Pour BiBi, elle s’appelle Ève.

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Photographie de la néerlandaise  MARRIE BOT

20 Responses to Corps lassés, corps enlacés.

  1. valerie dit :

    Bibi,

    Ton article est super et fort bien écrit
    Et ta photo superbe, d’autant plus superbe dans cette société qui prône l’amour éphémère, la dictature du désir physique et les corps parfaits

    Personnellement, je la trouve belle
    D’autres n’y verront que le ventre, la cellulite, la déchéance, la laideur

    Ceux qui n’aiment que les apparences, l’apparat, le superficiel…
    Bravo Bibi!

  2. Nouvel Hermes dit :

    Ce texte est superbe. Et dit plus du politique que bien des textes « politiques ». Il figure, comme la photo, ce que je prône sans cesse: l’enlacement du politique et du du poétique.

  3. BiBi dit :

    @Hermès et Valérie, merci.
    Poétique et Politique : « Changer la Vie » était déjà le mot d’Ordre de Rimbaud.

  4. chabian dit :

    Bibi n’a pas tout à fait tort, mais se paye un peu de mots. Bibi est jeune encore, et homme.
    Non la bien aimée n’est plus celle que j’ai connu; elle aussi, son passé est derrière elle, de séductrice et de mère. Elle le sait, je le sais, nous le savons; notre tendresse est dans l’au-delà. La chair est triste et j’ai combattu dans tant de livres; je me retrouve presque hors jeu. Au delà du sexe : je ne bande plus que peu ou mal, elle ne me ressens que peu ou mal. Nous disons souvent : la vie est si dure, mais nous jouissons d’instants plus tendres, moins chargés de défis, plus chargés de patience : au-delà.
    Nous nous accommodons de nos restes, nous les faisons flamboyer encore : mais cela ne concerne, sans illusion, que nous. Merci à ces deux modèles sur le cliché, qui disent effectivement : il y a une vie après les modèles, mais cela ne vous concerne plus vraiment.
    Amitiés

  5. BiBi dit :

    Vous vous retrouvez « presque » hors jeu, écrivez-vous. C’est justement la beauté de ce « presque » que j’ai voulu décrire en me payant de mots.
    Quant à ma jeunesse, elle est en phase seconde. Disons pour être plus juste que l’horizon s’obscurcit 🙂

  6. celeste dit :

    Photo bouleversante et texte superbe.

    Mais le temps est-il un adversaire?
    Je ne le crois pas. Oui, nous vieillissons et nos corps se fatiguent, s’usent. Peut-être est il alors plus facile de les quitter. « Quitter son corps », c’est ainsi que les Indiens parlent de la mort.
    La mort, dernière aventure de la vie, son ultime moment. Et quelle chance de pouvoir le vivre, de pouvoir traverser la vieillesse, dans les bras de son amour.

  7. BiBi dit :

    Chère Céleste,
    BiBi ne sait pas s’il aura assez de… savoir-vivre pour laisser tranquillement la mort occuper sa demeure. Et il reste (un) optimiste (mais de plus en plus inquiet).

  8. Danielle dit :

    C’est qui cette Céleste, elle ne raconte que des conneries.
    Moi elle me fait flipper cette phOto…..sourire
    C’est vrai !
    Ne publie pas ça, je te claque.
    Bisous ChériBibi.

  9. BiBi dit :

    @ Danielle,
    votre façon t’interpeller Céleste n’est pas du tout du tout de mon bon goût. Vous pouvez ne pas être d’accord avec elle mais votre entrée en matière ( « C’est qui cette Céleste ?Elle ne dit que des conneries ») n’est pas acceptable.
    Il me semble en voir la raison ; cette photo vous a touché au plus vif (malgré vos dénis) et ce cliché vous est probablement insupportable. Nul besoin pour ça de vous en prendre à Céleste.

  10. celeste dit :

    Ma dernière connerie -je suis toujours étonnée par ces traits agressifs, désinvoltes, comme s’il était normal d’insulter des gens qu’on ne connait pas, pour rien ou pour le fun.
    Internet a aussi cet effet pervers, malheureusement.
    Bref, peu importe, je voudrais juste ajouter quelque chose car j’y ai pensé aujourd’hui

    Je relie avec ton texte suivant, donc, Godard : « Quand on est vieux, l’Enfance revient  »

    C’est très beau. Très juste. Le vieillard est fragile, comme un enfant. Il a besoin de soins, d’être aidé.
    L’enfant avance vers la vie, le vieillard vers la mort, les deux extrémités de l’existence.
    Et parfois l’envie de vivre s’efface, tout doucement, naturellement. Je le ressens déjà.
    C’est ce que raconte, tellement bien, Tiziano Terzani dans « Le grand voyage de la vie ».

    Un homme sage, un humaniste qui livre un précieux témoignage, celui de sa vie et quelle vie!

  11. BiBi dit :

    @Céleste
    « Et parfois l’envie de vivre s’efface, tout doucement, naturellement. Je le ressens déjà ».
    BiBi aimerait protester (et il proteste avec force), BiBi aimerait aller contre (et il va contre) mais il est bien obligé d’admettre que oui, « parfois », « parfois »…

  12. valerie dit :

    Le ressentir déjà?
    Ce sont de petits coups de cafard passagers, hein!
    Des coups d’blues
    Des bouts de douleurs dont nous nous passerions bien
    L’humeur un peu sensible, un peu changeante
    Le corps qui commence à nous trahir

    Le ressentir déjà?
    « Non mais vous rigolez les amis! »
    je ne parle pas à Danielle, je vous signale ou alors, qu’elle s’excuse!

    « Par fois »
    De petites fois de rien du tout
    Des lassitudes, bon…
    Normal après tout!

    Mon beau-père ne vit plus que pour manger, dormir et ses visites
    Il ne souffre plus physiquement
    Il ne se plaint pas
    Et si ça lui plait de manger et de ne manger que les desserts et de ne vivre que pour ça
    C’est son droit, l’une des rares libertés qui lui reste
    Ne manger que les desserts et traiter les autres de « Vieux »
    Il n’a que 86 ans
    Bon.

    Une bonne nuit et le coeur gai demain
    Bonne route aux voyageurs et voyageuses
    Vous m’enverrez une carte postale

  13. valerie dit :

    La vieillesse, c’est un peu comme la vie non? un long apprentissage qui nous mène inexorablement vers la fin
    Autant que ce soit avec le plus de légèreté possible
    Compenser le fait de nous « alourdir »

    Pas facile, je vous l’accorde…Surtout avec les vies que nous menons
    Nous n’avons pas appris à vivre vraiment au présent
    Dilater le présent
    Tout un art sans doute

    Je veux écrire et déjà, j’ai la vue qui se brouille…
    Vais écrire sur papier, tiens!
    Pense à vous

    GNAP GNAP sur les douleurs…

  14. celeste dit :

    @Valérie 🙂

    « La vieillesse, c’est un peu comme la vie non? un long apprentissage qui nous mène inexorablement vers la fin »
    Oui, c’est ça, c’est exactement ça et je suis consciente d’avoir déjà commencé cet apprentissage.
    C’est venu progressivement, sans heurt.

    Avant il m’était arrivé d’avoir envie de « lâcher », par fatigue, détresse, incapacité à sortir d’une situation douloureuse, insupportable:la violence au quotidien.

    Et puis, comme mon désir de vivre était plus fort que tout, plus fort que les coups et que les humiliations, je me suis battue, je me suis libérée.

    Aujourd’hui c’est différent, je m’habitue paisiblement à l’idée de la mort, elle m’est beaucoup plus familière qu’avant.

    Je n’en suis pas triste.

    C’est le monde qui m’attriste, ce fascisme rampant qui anesthésie les consciences, la misère qui progresse, les massacres.

    J’ai toujours été optimiste mais peu à peu le pessimisme m’envahit. Pas pour mon propre futur, je connais la fin de mon histoire et elle est banale mais celui de mes enfants, de nos enfants de tous les enfants.

  15. librellule dit :

    Je pense comme toi Céleste.

    Sais-tu comment on fait apparaître des liens directs et visibles en marge de son blog?
    J’aimerais vous rendre plus visibles et je n’y arrive pas.
    Je t’embrasse.

  16. See Mee dit :

    Bibi, je suis émue de cette photo, mais aussi de ce texte, qui est d’une langue belle parce que dépouillée des manières habituelles au Bibi que j’ai parfois du mal à suivre. Au plaisir de te relire dans cette forme émotionnelle qui me parle davantage. Que dis-je, qui m’a vivement touchée !

  17. L. dit :

    Au milieu des images de corps parfaits et enlacés, cette image a attiré mon regard.
    Un autre regard
    Une autre approche
    D’autres corps enlacés
    D’où jaillit un flot d’amour, de respect et de complicité.

    Curieuse, j’ai cliqué, pour savoir à quel site, à quelle idée, rattacher cette photo.
    J’ai alors découvert un texte riche et bien écrit.

    Félicitations pour ces mises en ligne !

  18. BiBi dit :

    @L.
    Grand merci pour vos compliments.
    Pour un peu, je… vous enlacerais 🙂

  19. Marijo Vignolet dit :

    Bonjour à toutes et à tous.
    J’ouvre une page en cherchant une belle photo de corps enlacés, et mes yeux ne voient que cette photo là.
    J’ai pensé aussitôt au corps de ma Mère que j’avais aidé à laver dans la douche au soir de sa vie.
    Et aujourd’hui c’est presque moi dans cette enveloppe qui s’affaisse et se boursouffle.
    Pourtant, je me bats pour être toujours pimpante et renvoyée une image de moi aussi plaisante que possible. Je fais du sport, je marche beaucoup, je surveille un peu mon alimentation, j’évite de me laisser aller. Mais, parfois le corps se rebiffe et nous joue des tours. Alors ! Oui, il faut bien l’avouer, je me dis ah oui, ce sont les années accumulées que je compte dans mes rides.
    Ce couple enlacé, le sait, il l’a vu venir cet épaississement que nous pouvons juger beau ou laid, mais l’essentiel est sûrement pour lui, ce qui se traduit en tendresse en générosité, en don de soi.
    Merci à Bibi et aux autres de m’avoir donné à réfléchir sur autre chose que la beauté,
    Ecureuille

  20. BiBi dit :

    @Mariejo.
    Merci pour votre beau commentaire.
    Je vous enlace… amicalement.

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