Trajet d’un autodidacte qui a lu Pierre Bourdieu.

Au décès de Pierre Bourdieu (23 janvier 2002), je souviens m’être rendu sur le site des amis de Pierre Bourdieu.  Je lus avec émotion la lettre d’Annie Ernaux disant sa dette au sociologue. Mais ce fut la lettre de Raphaël Desanti, autodidacte, formateur aujourd’hui en école d’éducateurs, qui me toucha de très près. Car ses «tortures», son acharnement à comprendre, ce temps volé au Monde des Puissants, furent les miens. Qui dira les difficultés pour un Dominé à se hisser à la compréhension ébahie du Monde social? Raphaël Desanti – que je salue – y parvient. 

Pardonnez la longueur de ma lettre…

Nantes, le  3/09/98

Mr Pierre Bourdieu,

 En imaginant (…) toutes les sollicitations dont vous faites l’objet en tous lieux, on se dit – je me dis – que l’espoir d’intéresser votre attention ne peut être que vain et illusoire. Pourtant, sachant combien la rencontre de votre œuvre a profondément marqué ma trajectoire sociale, la tentation pour moi est forte de vouloir exprimer toute ma reconnaissance, ma dette à votre égard, au risque d’être maladroit et de vous importuner inutilement.

Loin de moi l’idée de vous ennuyer (…) mais mon désir est fort de vouloir vous faire entendre, et contre vos détracteurs, la vertu libératrice de votre sociologie en esquissant brièvement ce que doit mon parcours biographique à votre lecture (Par le fait de vous avoir lu, d’apprenti ouvrier je suis devenu étudiant en sociologie). Pardonnez le style et le contenu de mes propos qui n’ont rien d’originaux mais qui espèrent au moins vous sensibiliser (…) Je tiens à vous dire que les dernières critiques à votre encontre m’encouragent à choisir ce moment opportun pour vous écrire et vous soutenir : les positions de Verdès-Leroux et de Luc Ferry me font trembler de désespoir car elles témoignent de leur paresse intellectuelle et de leurs préjugés plus proches des boulets de canon de la polémique que d’un exercice plus soucieux «d’hérméneutique» auquel on devrait s’attendre chez de tels universitaires. Contre tous ces intellectuels prisonniers de leurs lunettes scolastiques et aussi pour vous soutenir, j’aimerais opposer la réaction enthousiaste d’un ancien «dominé» qui découvre un jour, hors des voies traditionnelles de l’école, l’éclatante vérité de vos réflexions conceptuelles.

 Une des seules critiques que je formulerais à votre égard est que plus je vous lis, plus je me persuade que votre œuvre sera toujours difficile d’accès pour celles et ceux dépourvus d’outils nécessaires à son appropriation. En ce qui me concerne, je dois vous dire qu’à l’âge de 21 ans, CAP et BEP d’électromécanicien en poche et quelques rudiments autodidactiques en tête, ce fut une véritable guerre avec moi même pour réussir à vous déchiffrer. Permettez moi de relater la manière dont j’ai découvert votre sociologie alors que j’étais apprenti à l’usine et voué à d’autres intérêts.

En 1987, à la suite d’une scolarité «problématique» qui m’avait mené involontairement en lycée professionnel, mes débuts à l’usine comme apprenti ouvrier m’ont curieusement tourné vers des plaisirs culturels bien éloignés du caractère de la formation professionnelle que je recevais au sein de mon entreprise. Un sentiment de déclassement social et de désillusion étaient à l’origine de mon engouement pour la lecture (littérature, philosophie en particulier) pendant mes temps de loisirs et mes moments de pause à l’usine. Ce plaisir tardif constituait une sorte d’échappatoire, je le devais sans doute à l’éducation de mes parents (ma mère aussi était autodidacte). Mon expérience du travail ouvrier (chaîne et autres activités d’exécution) provoquait en moi une souffrance sociale qui me mettait en porte à faux avec cet univers industriel dans lequel je me sentais durablement condamné à rester. Pour moi, hors de l’usine, il n’y avait point de salut (…) Je n’étais pas «enfant de prolos»,mais les milieux populaires étaient mon lot quotidien.

 Un peu plus tard, tout un travail autodidactique m’a beaucoup aidé pour comprendre le sens de ma trajectoire sociale et les multiples formes de domination et de ressentiment que j’observais chez mes camarades scolaires et, ultérieurement, chez mes collègues de travail. Pendant mon expérience de l’usine, je m’étais mis à lire de la philo, au prix d’une profonde torture pour y comprendre quelque chose ; des ouvrages de vulgarisation et des prises de notes m’aidaient à aborder certains auteurs abstrus. Il m’ a fallu batailler dur pour comprendre quelques fragments de «La critique de la raison pure», des passages de «L’Etre et le temps», des textes de l’école de Francfort, de Foucault… Plus proches de mes propres expériences je lisais Simone WeilLa condition ouvrière»), Robert LinhartL’Etabli»). Chez moi ou à l’usine, pendant mes courts moments de pause, je m’astreignais à un exercice presque ascétique de lectures philosophiques. Je revois encore tous mes efforts, parfois désespérés pour me familiariser avec la «haute» réflexion ; on m’en dissuadait, «tu n’es pas fait pour les études» pensait-on dans mon entourage. Une anecdote me revient sur mon lieu de travail (1989) : habillé en bleu, les mains graisseuses, j’eus le culot de rédiger l’introduction d’un sujet de philo (destiné au professeur de ma sœur, alors en terminale) sur un petit carnet de notes, et sous les yeux de techniciens affairés aux réglages d’une presse à injection qui pensaient très naturellement que je m’intéressais à leur manière de travailler. J’étais là et ailleurs.

 Enfin, il y eut un jour ce petit livre de Ferry–Renaut, «La pensée 68» que j’avais acheté un peu par hasard. Non sans mal, je m’étais mis à le lire et à découvrir votre existence. Les analyses de ces deux auteurs me paraissaient caricaturales et péremptoires. Elles me conduisirent à vous connaître par le biais de «La Distinction» (autre torture !). Je profitais des notions que j’avais maladroitement acquises dans mes lectures philosophiques pour tenter de vous comprendre. Ce fut pour moi, en dépit de toutes les difficultés que j’éprouvais à vous lire, une véritable «révélation». Croyez moi encore, je ne sombre guère dans cette «illusion biographique» que vous pourriez me prêter. Du coup, «les catégories de l’entendement», «les schèmes de pensée», «l’Etre-au-monde», «les conditions de possibilité…» et autres notions m’étaient bien utiles pour aborder, le moins naïvement possible le fondement de votre théorie. Toutes les analyses que vous proposiez dans «La distinction» m’ont aidé à repenser la manière dont je percevais les univers sociaux que je fréquentais depuis mon enfance. La logique des rapports de domination dans mes lieux de travail («cols blancs/cols bleus», «hommes /femmes», «agents de maîtrise /ouvriers», …) s’éclairait parfaitement pour moi à l’aune de vos grilles d’analyse et m’encourageait à substituer aux petits mépris que j’éprouvais à l’égard de mes collèges de travail une perception défaite de tout ressentiment et de préjugés. Croyez–moi toujours, je suis loin d’exagérer.

 Par «un effet de révélation», vos écrits m’ont conduit à reprendre des études à l’âge de 23 ans et à poursuivre une scolarité universitaire sans trop de difficultés jusqu’au troisième cycle. Vous ne pouvez imaginer à quel point la manière dont je vous ai lu a transformé mes modes de perceptions et mon style d’écriture, autrefois laborieux. A la suite de mon expérience d’usine, et pendant mes contrats CES, entrecoupés de périodes de chômage, je me suis constitué une culture sociologique (…)

 Il m’a fallu être un dominé (je ne peux être que très sensible, voire révolté, face à toutes ces misères de position propres aux «précaires» qui ne seront jamais comprises par les représentants des pouvoirs publics, des syndicats traditionnels, des univers intellectuels mondains) pour me rendre compte, aujourd’hui encore, qu’une compréhension du monde social (…) relève d’un confort cynique, d’une profonde ignorance des conditions de production des rapports sociaux.

 Comme vous le voyez, mes propos ne sont pas théoriques, il est cependant des moments où l’on éprouve le besoin de délivrer un enthousiasme reconnaissant. Pour finir, je tiens à vous dire que ma trajectoire sociale est le produit de votre lecture et, tout en continuant à vous lire, je vous en remercie infiniment. Amicalement.

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Pour ceux et celles qui veulent entrer chez Bourdieu, je ne peux que conseiller ce «guide» qui m’a beaucoup aidé.

 La sociologie de Bourdieu. Textes choisis et commentés. Alain Accardo avec Philippe Corcuff, Le Mascaret, 1986 ; réed. 1989. Et une troisième édition chez Agone du même livre.

3 Responses to Trajet d’un autodidacte qui a lu Pierre Bourdieu.

  1. Rem* dit :

    Très bel hommage, Bibi, que tu rends toi-même en republiant cette belle lettre de Desenti… Autodidacte moi-même, j’ai découvert Pierre Bourdieu vers 1963, après avoir été trouffion en Algérie, avec sa « sociologie de l’Algérie », aux ed. Que Sais-je?, son premier « grand ouvrage »… Et cela m’a bien lavé la tête : moi aussi, je dois à Bourdieu d’avoir repris de tardives études (de non-bachelier) et, bien sûr je suis resté fidèle à Bourdieu, toujours…

  2. BiBi dit :

    @Rem
    Desanti, toi et moi : ça fait trois. On va peut-être arriver à faire une équipe de foot bientôt ? 🙂

  3. […] faut avoir une bonne santé morale et relire Pierre Bourdieu pour saisir la nuance énoncée dans ce nouveau « concept foutage de […]

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