Lecture : « Le Yacht du Roi Farouk » de Marlène Belilos.

Il ne s’agira pas ici d’une lecture critique. Les livres qui vous touchent n’en ont pas besoin. On ne lira donc pas ici de reflexions sur la forme et le fond, sur les tics de l’écrivain(e), on ne trouvera pas une lecture comparative entre les beaux passages et les moins bons. De tout cela, je me fiche. Seules comptent les brûlures que les livres (grands ou petits) vous font. Les temps de mes lectures sont des temps hors-monde mais ce hors-monde me ramène au vrai monde, celui du coeur, des palpitations et celui des différences sociales. De tout cela, il en est question dans les souvenirs égyptiens de Marlène Belilos.

Et c’est à elle que j’ai envoyé cette lettre.

«Chère Madame,

J’ai donc passé une partie de ma nuit dernière avec vous. 🙂

Bien sur, ce fut en dialogue avec votre petit livre sur l’Egypte qui a pour titre, Le Yacht du Roi Farouk. Voilà qui m’a rappelé la phrase d’Antonin Artaud dont j’aime à me souvenir, une phrase qui me reste toujours, refrain très intime qui ne s’épuisera jamais : «Comme le monde a sa géographie, l’homme intérieur a sa géographie qui est une chose matérielle». J’aime ce «matériel(le)» car il dit le poids de ce que l’on porte, qui est à la fois légèreté et lourdeur (douleur).

J’ai donc lu votre livre. Et vous savez comment on lit : on lit à la fois les mots que vous avez écrits et ceux que vous auriez pu écrire. C’est dans ce croisement que s’est engagé mon propre rapport à votre livre.

Cela s’est fait sur plusieurs niveaux : un niveau sociologique, avec l’Egypte et votre enfance, l’Egypte et ses classements sociaux, dans la rencontre de l’Anglais aristocrate golfeur et joueur avec l’Egyptien fortuné qui prit sa suite mais – et c’est important – en gardant les mimiques britanniques; dans votre regard d’enfant ouvert sur ce monde, vous d’une famille juive aisée croisant l’arabe en guenilles dans le tram. Je suis sur qu’à continuer notre dialogue vous pourriez encore m’en dire beaucoup plus sur ces classements sociaux, sur ces frontières à la fois étanches, étranges, mêlées, étonnantes aussi.

Autre niveau de lecture : celui qui nous touche au cœur avec ce plaisir que l’on éprouve en se transformant en lecteur-enfant et en vous suivant. Plaisir aussi de rencontrer des choses, des parfums qui me sont totalement étrangers.

L’Egypte où je ne suis jamais allé.

Et cette Alexandrie mythique.

Hier encore, j’écoutais Georges Moustaki la chanter (Peut-être l’avez-vous croisé à cette époque ?) Dans la géographie physique, on circule de l’intime à l’extérieur (et inversement). Ce que j’ai lu de vous m’a évoqué une sorte de Noces. Noces entre vous, enfant, et la Ville-Mère (Ville-absence de la Mère plutôt, absence en partie comblée par la… mer). Ici me revient un bout de votre texte où vous rappelez une réflexion du cinéaste Youssef Chahine marchant sur la plage, plage perçue comme un Grand Tout indifférencié (sur le sable, plus de riches, plus de pauvres, tout le monde est nu), l’envisageant comme un duplicata (provisoire) du jardin d’Eden.

C’est que, voyez-vous, je suis aussi persuadé que vous : oui, on épouse une Ville et ses reflets.

Le troisième niveau de lecture serait le rapport que votre livre a noué avec mon histoire. Ce en quoi il m’a secoué. Ce rapport d’intimité ne se fonde pas sur le Réel de votre parcours (je ne me suis jamais rendu en Egypte, je ne suis pas de famille juive etc). J’insisterais plutôt sur les échos très forts et les résonances partagées. Je suis né – comme vous – au bord de la mer (Pour moi, l’Océan Atlantique), sur un continent autre que l’Europe (en Afrique, au Maroc) et, parti des montagnes du Rif à onze ans, j’avais le même âge que vous lorsque vous avez quitté l’Egypte pour Paris.

Je ne vous raconterais pas ici mes années d’enfance mais j’essayerais en quelques lignes de vous la faire vivre, via les similitudes, les distorsions, via les enchevêtrements entre – d’une certaine façon – votre chemin et le mien. Les psalmodies du muezzin à Ouezzane, les «étranges» repas froids des amis juifs de mon père, les séjours sur la plage de Moulay-Bousselem, les distances et les proximités d’avec les européens-coopérants, d’avec les arabes, d’avec les juifs qui venaient du monde entier en pèlerinage à Asjen.

Nous étions tous rassemblés, maelstrom autour de la langue et de l’école française (parfois jusqu’à 40 élèves par classe). Mais au-dehors, j’entendais ces langues bigarrées qui me partageaient entre l’arabe, l’espagnol (du Maroc espagnol tout proche) et le françaouia. Nous n’avions pas de «club anglais» de golf mais un club de volley-ball, lieu de rencontre de la middle-class française avec la middle-class marocaine. Dans mon souvenir d’enfant, le Maroc d’alors était comme le lieu de votre baignade. Avec la fréquentation régulière du ciné-club, avec le spectacle sportif du jeudi des matches de volley en nocturne etc. Il y avait là (temps de l’Eden et douce illusion) «ni riches, ni pauvres».

Pardonnez-moi la confusion de mon écrit tout en vrac (je vous le livre sans vraiment le corriger). Puisse t-il seulement faire passer un souffle de vie similaire à celui qui a caressé mon esprit hier soir en vous lisant.

Merci pour le temps passé à vous lire et tout le bien pour vous ».

Marlène Belilos. Le Yacht du Roi Farouk. Editions Michel de Maule. 2013.

 

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