Photographier hors des clichés (1).

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1. Enfant, j’ai longtemps gardé et souvent regardé cette photographie de lectrice assise dans le train, regard éthéré, paysage de fond en bougé, livre de petit format à ses côtés. Ce fut longtemps pour moi une image fixe. Depuis cette découverte, mon train de vie a changé, a traversé de nouvelles gares, l’âge a filé à toute vitesse sur d’autres rails, sur d’autres rayons de lumière mais cette photo est restée : Scène primitive comme dirait l’Autre.

2. Avec cette photo, tout s’est accéléré : j’ai sauté sur un premier appareil, l’ai ajusté en bandoulière, j’ai enchaîné clichés sur déclics. Je prenais à tout va, je plongeais en profondeur de champ, j’ouvrais, je refermais le boîtier sur une nouvelle pellicule, une vraie rage. J’allais dans les rues de nos cités faire des relevés de l’obsession qui suit : engager des inconnus à se laisser prendre en photo, un livre à la main.

3. Un livre à la main : c’est que pour moi, la photo est toujours-déjà compromis avec le livre. Le pictural est toujours-déjà en rapport profond avec le textuel. Aucun de ces clichés pris ne va sans une légende singulière. La légende y est toujours un titre de livre relevé parmi mes innombrables livres de chevet, un titre tiré des étagères d’une Universelle Bibliothèque.

4. J’ai appris la photographie sur le tas : je ne m’embarrasse pas de sensibilité, de cadrage, de diaphragme ouvert. Je happe l’instant où le sujet acceptant se pose en prenant un appui particulier sur son livre. La condition express de la prise de vue est de ne pas cacher le volume. La composition de mes photos est restée inchangée, mon thème n’a pas connu de bougé. On y retrouve toujours une figure aux prises avec un livre, n’importe quel livre. La personne donne son accord, elle s’installe, elle marche, elle pose, elle se pose, elle vous fixe ou se détourne, s’allonge, brandit son livre, le feuillette, le dépose à terre, le lance en l’air, le met sur la tête ou dans sa poche.

5. J’ai des milliers de visages de lecteurs pris sur le vif ou en position de pause, sérieux ou rigolos, désespérés ou rigolards, soucieux ou hagards, vantards ou curieux, j’ai des milliers de livres et des milliers de titres de livres dans des milliers de cadres. J’ai photographié à perdre haleine, un peu comme un musicien qui improvise d’incalculables variations à partir des mêmes gammes. J’ai arpenté nombre de pays, j’ai usé mes rouleaux sur tous les fuseaux, j’ai chéri principalement les deux publics extrêmes, gardant aussi bien les Lecteurs titrés à plus d’un titre qu’à l’inverse, ces quelques autres, Analphabètes sans grade, enroulés dans des journaux, de vieux chiffons et de vieilles couvertures.

6. Précieux modèles, ils sont allés chercher des livres chers à leur cœur, ils ont assis leurs enfants sur de gros volumes pour les mettre à hauteur, ils ont délivré larges sourires, grimaces, airs hautains, airs résignés, dents cariées, regards par en-dessous, yeux au ciel, tête basse, de dos, de face, allongés, de trois-quarts, dans le silence des églises, la crasse du métro, la rumeur des aéroports, la chaleur des cuisines, la paix des ménages, la guerre des gangs, les impératifs du boulot, la lecture à grande vitesse, dans la retenue millénaire des rabbins, sous les abris bus, dans les poings levés ou les mains ouvertes, contre les rayons du soleil, sur les rayonnages des grandes surfaces, dans les salles d’attente et les aires de détente, des livres, des livres, encore des livres, des photographies et des visages, des corps tenant lecture sur rue et pignon sur vie, attendant le déclic, portraits, photos de famille, photos de groupe, photos de couples, éditeurs et trésoriers, rempailleurs sur la paille, cardiaques exhibant leurs coups de cœur, poètes vendant leurs invendus, travailleurs manuels lisant à leur main manuels de propagande, petits livres rouges, missels ou séries noires.

7. J’ai officié les jours de Marché, j’ai sillonné les Foires aux Livres, les grands rassemblements, les petites assemblées, j’ai trouvé à terre des livres de marins, j’ai écumé les réserves, les caves et les greniers, j’ai descendu les étages, j’ai remonté des étagères, j’ai pesté contre ceux que les livres indisposent mais toujours toujours je me suis engagé à leur envoyer mes négatifs. Pour leur rendre vie positive, pour leur rendre un peu (de) justice.

(A suivre).

2 Responses to Photographier hors des clichés (1).

  1. Sonia Khali dit :

    Bonjour
    Ceci n’est pas un commentaire mais je ne sais pas comment vous contacter à part par le biais d’un « commentaire ».
    Il y a un mois, vous m’aviez proposé de faire un retour de mon voyage en Tunisie … ce voyage pour des raisons de sécurité entre autre a été réportée.
    A ce jour, les billets sont pris.. et je pars jeudi prochain (du 21/04 au 28/04). Si c’est toujours d’accord, je pourrai vous faire un retour des impressions de mon voyage dans une tunisie de l’après ben-ali.
    Aussi, si un jour, vous souhaitez avoir des elements d’infos des personnes qui vivent en Lybie et comment ils peuvent vivre la situation là bas, je pourrai également vous donner qqs infos (j’ai de la famille à Tripoli).
    Bonne reception et bonne journée
    Sonia Khali

  2. Votre ressemble à un voyage (la photo de lectrice dispose d’un compartiment très vaste et son livre de poche a des dimensions respectables).

    On livre ce que l’on veut avec la photo et la photo livre avec elle toute interprétation.

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